Avec Les Incorruptibles, Brian De Palma se confronte au grand cinéma commercial hollywoodien et en tire une œuvre classique mais traversée de flamboyances. Sans doute pas son meilleur ouvrage, mais assurément l’un des plus populaires.
Synopsis : Chicago 1930. Al Capone est à l’apogée de son règne. Il a corrompu la police et son pouvoir sur la ville semble inébranlable. Seul Eliott Ness, jeune policier au service de la prohibition, ainsi que trois autres collègues aussi intègres que lui, s’opposeront à Capone et causeront sa chute…
Les différentes éditions vidéo des Incorruptibles en France © 1987 Paramount Pictures Corporation. All Rights Reserved.
Critique : Au milieu des années 80, la firme Paramount s’aperçoit qu’elle possède toujours les droits d’adaptation du livre de souvenirs d’Eliot Ness qui ont permis de mettre sur pied la série télévisée Les incorruptibles entre 1959 et 1963. Cette potentielle source de revenus n’est donc plus exploitée depuis une vingtaine d’années lorsque le projet d’une adaptation cinématographique est évoqué. Le producteur Art Linson décide alors de faire de cette entreprise une œuvre de prestige qui pourrait concurrencer les autres studios dans le domaine du divertissement de luxe. Il s’adjoint les services Du dramaturge David Mamet qui est alors en pleine ascension pour avoir signé les scripts du Facteur sonne toujours deux fois de Bob Rafelson et du Verdict de Sidney Lumet, ainsi que quelques pièces de théâtre très prisées des critiques. Mamet a pour mission de donner libre cours à son imagination en ne respectant pas nécessairement la réalité historique et en se concentrant davantage sur la légende entourant ces fameux incorruptibles. L’arrivée de Brian De Palma assure une véritable caution artistique puisque le réalisateur a déjà à son actif le film culte Scarface, largement inspiré par le parcours d’Al Capone.
Même si De Palma a déjà tourné un film de gangsters comme Scarface avec des moyens conséquents, on peut toutefois considérer Les incorruptibles comme la première vraie contribution du réalisateur au cinéma hollywoodien mainstream. Effectivement, le long-métrage avec Al Pacino contenait encore des excès gore typique d’un certain cinéma indépendant et underground comme le chérissait De Palma. Point de véritable débordement donc dans ces Incorruptibles où De Palma, dans une sorte d’exercice de style, tente de se conformer le plus possible à un certain classicisme. Cela se ressent notamment durant toute la première heure du métrage. Si l’on excepte la scène où De Niro exécute un de ses sbires à coups de batte de base-ball, on ne trouvera rien durant cette première partie qui n’aurait pu être filmé par quelque artisan scrupuleux. Le ton même, légèrement moralisateur quand il décrit la famille très lisse d’Eliot Ness, surprend de la part d’un réalisateur que l’on a connu plus incisif. En réalité, le seul détournement que s’offre De Palma vient du fait qu’il met en scène cette histoire comme s’il s’agissait d’un western – la charge des Incorruptibles à cheval est un indice parmi d’autres – et non d’un polar.
Vignette plateforme digitale des Incorruptibles. © 1987 Paramount Pictures Corporation. All Rights Reserved.
Si le cinéaste paraît timide au début, il retrouve de sa superbe dans une deuxième heure bien plus grisante. Le cinéphile reconnaîtra alors le style inimitable de De Palma fait de plans séquences virtuoses avec nombreux changements d’axes, de montage parallèle et d’une ironie sous-jacente qui suggère au spectateur qu’il n’est plus devant la réalité historique mais bien devant un pur spectacle se dénonçant comme tel. Dès lors, le réalisateur enchaîne les scènes cultes avec la régularité d’un métronome. Souvent accusé de plagier Hitchcock, il s’amuse à détourner la séquence des escaliers d’Odessa du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein pour en faire une fusillade délirante entièrement tournée au ralenti. Il applique dès lors une dilatation temporelle totalement fictive qui tient du pur gadget. Il va encore plus loin en s’auto-citant lors de l’assassinat d’un des protagonistes principaux qui rampe vers la caméra dans une mare de sang comme autrefois Winslow à la fin de Phantom of the Paradise (1974).
Outre cette maestria visuelle retrouvée, De Palma fait sienne la maxime énoncée à la fin de Liberty Valance (Ford, 1962) qui veut que Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende. Ainsi, sa version des Incorruptibles n’est à aucun moment un film historique respectueux des événements. De Palma préfère largement en tirer une composition baroque qui rappelle d’ailleurs le style flamboyant de Francis Ford Coppola dans sa saga du Parrain. Modifiant tous les événements en fonction de ses besoins dramatiques, le cinéaste tourne donc une version fantasmée de l’Histoire, dans un ultime détournement, finalement plus insidieux car déployé au sein d’une œuvre classique.
© 1987 Paramount Pictures Corporation. All Rights Reserved.
Le long-métrage est également porté par la belle partition d’Ennio Morricone, ainsi que par un casting de haute volée. Kevin Costner – totalement au premier degré – a gagné ses galons de star grâce au succès du film, ce qui est largement mérité au vu de sa solide prestation. Il est secondé par un Sean Connery qui incarnait souvent à cette époque le rôle du mentor (Le nom de la rose, Highlander puis Indiana Jones et la dernière croisade). Sa prestation impériale lui valut le seul Oscar de sa brillante carrière (mais seulement du meilleur second rôle). De Niro, de son côté, a confirmé son goût pour les challenges en prenant une fois de plus douze kilos et en se rasant le front pour incarner au plus près Al Capone. Il est certes à la lisière du cabotinage, mais sa performance reste mémorable. Dans des rôles secondaires, Charles Martin Smith et Andy Garcia font preuve d’une belle autorité, tandis que Billy Drago impose une silhouette inquiétante en tueur à gages impitoyable.
Doté d’un confortable budget de 25 millions de dollars – une sacrée somme à l’époque – le long-métrage en a rapporté plus de 76 millions rien qu’aux Etats-Unis. En France, le succès fut également au rendez-vous avec 2,4 millions d’entrées, soit le septième plus gros succès de l’année dans l’Hexagone. De quoi rendre Kevin Costner très populaire dans notre pays et renforcer la côte de De Palma auprès des cinéphiles français.
Critique de Virgile Dumez
Oublié le flop de Body Double (426 000) et de Mafia Salad (comédie inédite dans les salles françaises), Brian de Palma rebondit avant une longue traversée du désert.
Les Incorruptibles est un énorme succès pour Brian De Palma. Le film atteint 76 000 000 de dollars au box-office américain et se classe ainsi à la 6e place annuelle, devant des classiques comme L’Arme fatale, Predator, La Bamba ou Robocop. L’été 87 est marqué par les échecs de Les Dents de la mer 4, Superman 4, L’Aventure intérieure, Les Maîtres de l’univers et Ishtar. Il est aussi le symbole de la bonne santé de Paramount, qui profite parallèlement d’un autre carton : celui de Le Flic de Beverly Hills 2 de Tony Scott, qui se positionne à la 3e place annuelle avec 153 000 000 de dollars. Kevin Costner n’a pas encore le pouvoir d’attraction d’Eddie Murphy, mais avec Les Incorruptibles, il devient une star, une vraie, avec laquelle il faudra compter jusqu’au début des années 90.
En Europe, Les Incorruptibles sort après sa présentation aux festivals de Venise et de Deauville. UIP, la structure de distribution qui fait cohabiter Universal et Paramount en France, programme la sortie du film au début des vacances de la Toussaint, le 21 octobre 1987.
Malgré la crise du cinéma qui frappe, le mois d’octobre a été plutôt positif avec les succès d’Au revoir les enfants de Louis Malle, La Folle histoire de l’espace de Mel Brooks, mais aussi la continuation de La Bamba, Les Sorcières d’Eastwick ou Tuer n’est pas jouer, le premier James Bond avec Timothy Dalton.
En plaçant son film dans 56 salles, UIP doit affronter la concurrence d’un autre géant du cinéma : Stanley Kubrick, qui propose le film de guerre ultime, Full Metal Jacket, via Warner-Columbia dans 46 cinémas. Dans ce contexte, les enjeux sont énormes. Kubrick n’a pas sorti de nouveau film depuis The Shining en 1981.
Le premier jour, la compétition entre les deux blockbusters donne forcément Les Incorruptibles gagnant, grâce à ses 10 salles supplémentaires. Brian De Palma est salué par la critique, mais également par le public : 28 988 spectateurs se déplacent. Full Metal Jacket est tout à fait solide juste derrière, avec 24 619 spectateurs qui ont pourtant déjà vu un autre pamphlet sur la guerre du Vietnam, Platoon d’Oliver Stone, quatre mois auparavant.
En première semaine, le résultat est à l’avenant : Les Incorruptibles prend la première place avec 224 000 spectateurs à Paris, contre 178 000 pour Full Metal Jacket.
Dans de très nombreux cinémas parisiens, Full Metal Jacket dépasse les 10 000 spectateurs en 8 jours. C’est le cas au Rex avec 16 512 spectateurs, au Paramount Opéra et aux Forum Cinémas avec plus de 15 000, mais aussi au Kinopanorama avec 13 688, au Marignan Pathé avec 11 869 et au George V avec 10 274. Aucune des salles le programmant sur Paris ne se situe en deçà des 1 300 spectateurs. L’engouement est identique en banlieue, où seulement trois écrans n’ont pu franchir le seuil symbolique des 1 000 spectateurs dans la semaine.
Le succès va perdurer, avec une deuxième semaine très solide à 178 000 spectateurs. Pendant ce temps, Michael Cimino essaie de lancer Le Sicilien dans 59 salles. L’épopée avec Christophe Lambert doit se contenter d’une petite deuxième place, avec 149 000 Parisiens. Parmi les gros flops, Superman 4 ouvre timidement à 85 000 spectateurs.
En troisième semaine, Les Incorruptibles persiste en première position avec 130 900 tickets vendus supplémentaires. Full Metal Jacket remonte en deuxième place.
En quatrième semaine, Kevin Costner et sa bande, toujours présents dans 59 cinémas, frôlent les 100 000 entrées : 98 919 spectateurs accourent, grâce notamment à un mercredi férié qui fait ses affaires. Le cinéma français a du mal à s’adapter, avec La Passion Béatrice de Bertrand Tavernier qui doit se contenter de 64 000 spectateurs, et L’Œil au beurre noir, comédie au succès surprise en deuxième semaine, qui suit en troisième place avec 62 000 curieux.
Pour sa cinquième semaine, Les Incorruptibles baisse de 13 écrans et doit se contenter désormais de 61 468 spectateurs. Madonna, avec à peine 25 salles, réalise quasiment autant avec la comédie Who’s That Girl (56 869). Elle entre 2e sur la capitale.
C’est en fait en sixième semaine que Les Incorruptibles dégringole. La concurrence de Le Dernier Empereur lui est fatale : celui-ci est un film événement. Si Bernardo Bertolucci, sans star, s’avère plus performant au box-office, Kevin Costner n’a pas à s’inquiéter. Il a désormais la carrure des grands et s’apprête à sortir un thriller sur ses seules épaules, un mois et demi après Les Incorruptibles : Sens unique de Roger Donaldson, avec Costner, mais aussi Gene Hackman et Sean Young, lui permettra de jauger sa célébrité fulgurante.
In fine, l’adaptation de la série télé par Brian De Palma achève sa carrière à 2 459 000 spectateurs. Le Dernier Empereur culminera à 4 728 000 spectateurs. Dans un contexte peu favorable pour le cinéma français, UIP se frotte les mains et classe pas moins de trois films dans le top 10, avec également Le Flic de Beverly Hills 2 et Les Enfants du silence, tous deux situés également à 2 400 000 spectateurs.
Après l’échec de Body Double, Brian De Palma se situe alors au sommet de sa carrière, même si Hollywood refusera de le reconnaître en le nommant aux Oscars. Les Incorruptibles est bel et bien son deuxième plus gros succès. Il faudra attendre 1996 et l’adaptation d’une autre série télévisée produite par Paramount, Mission: Impossible, pour qu’il batte son propre record avec 4 077 000 spectateurs. L’effet Tom Cruise. Entre temps, le cinéaste perdra de sa superbe avec les échecs consécutifs de Le Bûcher des vanités, L’Esprit de Caïn et Outrages.
Analyse du Box-office : Frédéric Mignard
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Brian De Palma, Robert De Niro, Sean Connery, Kevin Costner, Patricia Clarkson, Andy Garcia, Don Harvey, Charles Martin Smith