Œuvre insaisissable qui peut être lue comme un douloureux plaidoyer contre la peine de mort, De sang-froid brille par sa finesse, oppresse par l’absurdité de sa violence et époustoufle par sa beauté d’œuvre cinématographique absolue. Ce chef-d’œuvre intemporel de Richard Brooks est un exemple rare où le film égale au moins le monument littéraire fondateur, ici signé Truman Capote.
Synopsis : A la fin des années 50, deux jeunes délinquants assassinent un couple de fermiers du Kansas, ainsi que leurs deux enfants. Recherchés par toutes les polices, ils finissent par être arrêtés, condamnés à mort et exécutés en 1965.
De sang-froid, du livre de Truman Capote au film
Critique : En 1966, l’écrivain Truman Capote bouleverse le monde littéraire en publiant De sang-froid, premier non-fiction novel (roman de non-fiction, en français) où le romancier s’inspire directement d’un fait divers pour créer une œuvre novatrice, mélange habile de fiction et de journalisme. Le succès est foudroyant et les producteurs hollywoodiens s’emparent immédiatement des droits de l’ouvrage. Ils comptent mettre en chantier une œuvre commerciale et lucrative, en couleur, et avec des stars montantes comme Paul Newman et Steve Mc Queen. Pourtant, Truman Capote impose ses volontés et choisit de confier l’adaptation à Richard Brooks, cinéaste réputé pour ses films engagés. Brooks, conscient du poids de l’ouvrage dans la société américaine, décide néanmoins de prendre les commandes du projet en imposant sa vision artistique sans concession du métrage, sans jamais trahir Capote. Aussi, cette œuvre hantée par la mort, l’angoisse et la peur est en noir et blanc, un choix mesuré par le cinéaste qui ne conçoit pas qu’il puisse en être autrement pour toucher aux émotions primaires du spectateur. Il réfute l’idée saugrenue de vedettes et dirige un casting d’inconnus afin de renforcer l’aspect véridique de l’intrigue, au grand dam des studios. Malgré les pressions, le film est tourné pour un budget dérisoire selon les desiderata de l’auteur.
Exit Otto Preminger, Richard Brooks s’impose
Richard Brooks, metteur en scène confirmé (avec à son actif des œuvres comme Graine de violence (1955), La chatte sur un toit brûlant (1958) ou encore Elmer Gantry, le charlatan en 1960), retrouve ici une seconde jeunesse et expérimente de nouvelles techniques narratives. Tout d’abord, il confie la photographie à Conrad Hall qui fait des miracles en jouant sur le clair-obscur, renforçant l’aspect glacial et ténébreux du sujet. La beauté de la photographie, curieusement non oscarisée, malgré une nomination, permet une profondeur de plan et une appréhension de l’espace qui confine à l’angoisse. Ensuite, Brooks multiplie les raccords étranges, aussi bien visuels que sonores, et casse les règles habituelles du montage : il commence son film par une gigantesque ellipse et déstructure ainsi sa narration, toutefois, il n’épouse pas la complexité narrative de l’œuvre de Capote, dont la chronologie est trop alambiquée pour le cinéma de cette époque.
Quincy Jones au paroxysme de son art
Dans De sang-froid, la réussite des choix artistiques de Richard Brooks est confortée par la musique originale du grand Quincy Jones. L’artiste se situe dans sa grande période d’expérimentation et sa volonté de conquête de Hollywood. Quincy Jones, au paroxysme de son talent, fait part intégrante du processus créatif, ne se contentant pas d’illustrer des images déjà tournées, mais travaillant en étroite collaboration avec Richard Brooks, tout au long du tournage, pour que la musique puisse donner corps à l’angoisse et au trouble mental des personnages principaux jusqu’à la fin glaçante.
Des acteurs inconnus impressionnants
Brooks, perfectionniste qui use de son autorité pour obtenir le meilleur de son équipe, utilise à bon escient ses deux acteurs principaux. Robert Blake fut dans les années 40 un enfant star que le public ne connaît pas en tant qu’adulte et Scott Wilson tourne ici son deuxième film. Cette fraîcheur se retrouve dans leur interprétation, magnifique et parfaitement troublante. Les deux marginaux se complètent dans leur monstrueuse humanité jusqu’à la sentence finale, partagée, mais avec une approche différente de la part de Capote et donc de Brooks, en s’intéressant davantage au personnage joué par Blake, davantage fouillé. On notera également la présence de John Forsythe (acteur méconnu qu’on reverra chez Hitchcock dans L’étau, et qui trouvera la gloire dans le rôle du patriarche des Carrington, dans le soap des années 80 Dynasty). Il est épatant de concision, avec un jeu chirurgical.
Une œuvre hantée par la mort et la barbarie, sans aucun didactisme
Richard Brooks s’essaie à la fidélité au récit de Capote en s’efforçant d’éviter le didactisme scolaire sur la peine de mort et le jugement binaire sur la cruauté de l’homme. On retrouve la même réflexion percutante sur la barbarie humaine et la relativité du meurtre que dans l’ouvrage. Légitime en temps de guerre (un des personnages est un héros du conflit coréen), condamné en temps de paix, mais officialisé lorsqu’il s’agit d’une peine de mort, l’acte de tuer s’interprète différemment. Le cinéaste oppose ainsi le crime absurde, d’une violence terrible et qui glace le sang, au crime d’État, implacable jusque dans sa logique administrative. Mais la finesse de Brooks n’impose aucun point de vue, suscitant dans un premier temps l’effroi, l’horreur, l’aversion et une réflexion constante qui hante le spectateur longtemps après le visionnage.
De sang-froid, une œuvre sans aucune concession
De sang-froid (1967) est une œuvre glaciale, tendue jusqu’au générique final uniquement constitué de battements de cœur qui s’arrêtent, avec la musique de Quincy Jones qui se fait rare. Il faudra attendre plusieurs années avant de retrouver un ton aussi froid, notamment dans le cinéma de Haneke (Funny Games en 1997). Toutefois Brooks ne filme pas l’assassinat sauvage d’une famille de façon clinique. Sa mise en scène est trop élaborée pour viser la radicalité quasi documentaire de Haneke qui compose autrement. Capote et Brooks soumettent une psychologie cabossée aux criminels et détruisent de l’intérieur la middle class américaine dans ce qu’elle a de plus honnête dans sa citoyenneté, avec une parcimonie journalistique pour l’auteur de l’ouvrage, et une composition artistique de l’image et de l’ambiance de la part du cinéaste, faisant converger l’horreur sur le mental trouble des tueurs et leur éventuelle rédemption.
Truman Capote (2005) de Bennett Miller, biopic complément essentiel
Le livre de Truman Capote et l’authentique chef-d’œuvre de Richard Brooks, sont aujourd’hui indissociables d’un autre regard de cinéma, celui de Bennett Miller, à l’occasion de son adaptation de la biographie de Truman Capote par Gerald Clarke, sobrement intitulée Truman Capote (2005). Se focalisant sur l’élaboration du projet De sang-froid (In Cold Blood, en version originale), Miller est parvenu à un miracle d’authenticité dans sa propre reconstitution de l’investigation de Truman Capote et son implication émotionnelle dans cette tragédie toujours en construction, avec le procès des assassins. Sa direction d’acteur (Philip Seymour Hoffman remportait l’Oscar en 2006) et la tonalité esthétique servent d’œuvre miroir au classique de Brooks, nous permettant de réinsérer, au fil de l’enquête, la présence de Truman Capote lui-même au cœur du film où son ombre plane inévitablement.
Un succès américain, sauf aux Oscars
Succès confortable au box-office américain à sa sortie, avec un peu plus de 100 millions de dollars de recettes, si l’on ajuste la devise à son niveau de 2021, De sang-froid a été boudé par l’Académie des Oscars, mal à l’aise avec la noirceur d’une œuvre qu’elle n’a pas voulu récompenser dans un moment de célébration festif. Seulement quatre nominations, aucune victoire… L’évidence de la réussite artistique lui aurait-t-elle été fatale ? Le long métrage de Richard Brooks fascinait autant qu’il déconcertait par sa puissance et sa violence.
Un échec patent en France
En France, l’échec est manifeste. Le film de Columbia Pictures ne dépasse pas les 200 000 entrées et Paris est bien sévère à son égard (48 000 curieux). Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison, sorti trois semaines plus tôt n’en fera qu’une bouchée. Distribué dix jours avant l’assassinat de Martin Luther King (la dimension sociale, voire raciale de De sang-froid n’est jamais à sous-estimer), l’adaptation du livre de Truman Capote est mise en échec par Louis de Funès et son Petit baigneur. Le comique est un phénomène de société et cumule les succès en ce début d’année 1968. Le pacha de Lautner, avec Gabin, est un carton. Les biches de Chabrol ne fonctionnent pas trop mal. Même Reflets dans un œil d’or de John Huston, avec le duo Elizabeth Taylor – Marlon Brando, fera mieux dans la mélasse, une semaine plus tard.
Des reprises (presque) pour rien
Malgré tout, un culte autour du film de Richard Brooks se construit progressivement. Le polar psychologique sera repris en France en 1988 par le distributeur AAA Classic, qui s’est assuré de nombreuses copies sur Paris. Malheureusement, c’est de nouveau une déception en salle (7 000 entrées quand le même distributeur attirera sur Paname près de 30 000 entrées avec la reprise de Soudain l’été dernier). De façon plus anecdotique, en 2003, Action Gitanes/Les films du Théâtre du Temple, lui trouvent deux écrans pour l’un de leurs pires scores annuels. Une déception qui fait que ce classique de Richard Brooks demeure encore dans l’ombre de la cinéphilie de beaucoup de spectateurs.
2021, l’éditeur vidéo Wild Side compte répondre à cette injustice avec une édition collector vidéo éblouissante. La restauration 4K creuse la dimension esthétique du film qui n’est jamais paru aussi beau.