Plombé par son échec commercial, La rumeur demeure une œuvre méconnue de William Wyler, mais une référence historique dans le traitement hollywoodien de l’homosexualité à l’écran. Casting et réalisation sont au diapason pour ce drame trouble.
Synopsis : Amies depuis les bancs de la faculté, Karen et Martha ont réalisé leur rêve en ouvrant un pensionnat de jeunes filles. Avec l’aide de la tante de Martha, Lily, elles dirigent un établissement qui jouit d’une bonne réputation. Fiancée au charmant docteur Cardin, Karen culpabilise à l’idée de quitter l’école et diffère la date de son mariage. Malgré tout, la vie s’écoule paisiblement et l’avenir semble radieux. Mais cette promesse de bonheur va être anéantie par le machiavélisme de Mary, une écolière tourmentée. Ses mensonges seront le début d’un engrenage funeste…
2020 : La rumeur circule toujours très bien
Critique : Deuxième adaptation de la pièce de Lillian Hellman après Ils étaient trois que William Wyler avait lui-même réalisé en 1936, La rumeur permet au cinéaste de coller au plus près du sujet du matériau original, la perception de l’homosexualité dans une Amérique puritaine. Le film de 1936, prude, ne faisait que des allusions à l’homosexualité, ne pouvant en faire un sujet.
En 1961, alors considérée comme une perversion, l’orientation sexuelle entre deux individus du même sexe devient enfin une thématique que l’on peut ouvertement aborder au cinéma aux USA, puisque le système d’autocensure que s’imposait Hollywood, appelé le Production Code, a banni l’homosexualité de la longue liste de sujets strictement interdits par ce Code Hayes (1930-1968). Un relâchement précipité par des changements sociétaux et le lobbying des cinéastes et auteurs s’intéressant à l’Amérique de leur époque, dans sa complexité. Ils étaient las de devoir contourner le Production Code par le sous-texte, les inférences et les métaphores.
Lesbien raisonnable ?
Malheureusement, La Rumeur, bien que précurseur, n’ira pas aussi loin et son traitement du désir saphique, bien que novateur, sera jugé trop timoré par la critique de l’époque et même par Shirley MacLaine, formidable en héroïne tourmentée par ses propres désirs, qui regrette des coupes dans le montage final. On évoque des rapports qui vont à l’encontre de la nature (l’emploi de l’adjectif “unnatural” en version originale).
Pour notre part, on ne peut que trouver ce film audacieux, avec le recul des décennies, tant les productions en noir et blanc (choix esthétique payant, tant les images sont sublimement habillées) ou plus généralement celles des années 50 et du début des années 60 sont rares à avoir su montrer autant de délicatesse dans le traitement psychologique du personnage homosexuel. Celui-ci, notamment dans Soudain l’été dernier (1959) d’après Tennessee Williams, était devenu régulièrement dépeint comme un prédateur malveillant, cliché qui demeurera pendant des décennies dans le cinéma commercial nord-américain.
Wyler s’est surtout vu reprocher son incapacité à réécrire la pièce d’origine et de ne pas avoir pris des libertés avec le texte et des situations des années 30, voire même, dans sa réalisation, de s’être contenté d’une mise en image très théâtrale du classique. La dramaturge, à qui il demanda de rédiger le scénario, n’en avait pas le temps et le cinéaste lui-même en manquait clairement pour la préparation. Il sortait épuisé du succès historique de la fresque Ben-Hur, qui marquait une parenthèse commerciale improbable dans sa carrière et que certains ne lui pardonneront pas. William Wyler n’a jamais cherché à devenir le nouveau Cecil B. DeMille, décédé d’ailleurs quelques mois avant le péplum avec Charlton Heston.
En guise de clin d’œil à Ils étaient trois, il réemploie le casting original : la comédienne Miriam Hopkins qui interprétait la sulfureuse Martha est rétrogradée dans le rôle de la tante Lily. Un rôle qu’elle tient formidablement, dans tout ce qu’il peut avoir d’opportuniste et de pathétique. Fay Bainter incarne Mrs. Tilford, la vieille dame rigide par qui La rumeur destructrice va commencer à circuler. Sa présence dramatique est imposante. C’est une comédienne immense, qui sera nommée à l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle.
Des actrices magistrales
Dans les deux rôles principaux, on retrouve Audrey Hepburn, toute fraîche du succès de Diamants sur canapé, et Shirley MacLaine, qui sortait de La garçonnière. Les deux actrices, si différentes, abandonnaient la comédie pour l’ambiguïté psychologique d’un drame sombre et troublant abordant frontalement les thèmes du mensonge et du saphisme. Hepburn avait un potentiel dans ce cinéma-là, elle l’avait démontré chez Zinnemann dans Au risque de se perdre, dans lequel elle incarnait une nonne en proie aux remises en question. Tout en nuance, magnifique dans la portée de son regard, Hepburn dévoile un talent insoupçonné dans un univers très noir.
Sortant du blockbuster Ben-Hur aux onze statuettes, Wyler considéra longtemps avoir raté son coup et regretta même avoir tourné The Children’s Hour. La réception du film se solda par un échec aux USA et quelques mois plus tard en France, où il ne dépassera même pas les 400 000 entrées. Même si encore aujourd’hui La rumeur est considéré comme une œuvre mineure dans la filmographie de son auteur, il s’agit là d’une référence historique quant au traitement passé de l’homosexualité à l’écran qui mérite bien le détour pour l’interprétation magistrale de Shirley MacLaine dans un rôle d’écorchée tragique, la clairvoyance d’Audrey Hepburn, et le brio de la réalisation dans un décor pointilleux qui confine à l’enchantement cinéphilique.
Un grand film.