Le sacrifice est un poème visuel d’une grande complexité thématique et stylistique. Pour amateurs de films d’auteur austères et hermétiques.
Synopsis : Un vieux professeur fête son anniversaire avec sa famille et ses amis lorsque la radio annonce le début d’un conflit que l’on pense être nucléaire. L’intellectuel cynique essaye alors de tout faire pour sauver les siens et lui-même, y compris de se remettre à prier pour qu’arrive un miracle…Ou est-ce simplement une éclipse de sa raison ?
Tarkovski sur les traces d’Ingmar Bergman
Critique : Andreï Tarkovski a toujours été un poète à l’écoute des pulsations du monde, tout en étant un théoricien passionné du retour à une plus grande spiritualité. Il fut donc toute sa vie en opposition complète avec le pouvoir soviétique, imposant par la force sa théorie esthétique du réalisme socialiste. Pourtant, au début des années 80, le grand cinéaste parvient à échapper au pouvoir russe et s’exile en Occident, laissant derrière lui sa famille, toujours prisonnière du régime communiste.
Il choisit la patrie d’Ingmar Bergman pour tourner Le sacrifice (1986) qui sera son œuvre ultime avant d’être emporté par un cancer à l’âge de cinquante-quatre ans. Plus théorique que jamais, ce dernier film est un concentré de toutes les obsessions d’un auteur désormais hanté par l’ombre menaçante de la mort. Au grand désespoir des impatients, Tarkovski réalise une œuvre bavarde, très difficile d’accès par la richesse des thèmes évoqués et d’une lenteur tout hypnotique.
De l’art du plan-séquence virtuose
Comme si la Suède lui imposait un changement de style, il épure encore plus sa mise en scène et réalise quelques-uns des plus beaux plans-séquence de l’histoire du cinéma : ainsi la première scène du film, d’environ dix minutes, cache sa complexité sous une fausse impression de simplicité, de même que la magnifique séquence de l’incendie de la maison, absolument étonnante de maîtrise.
Le cinéaste ose filmer de longues conversations philosophiques qui risquent fort d’indisposer le spectateur lambda, mais qui se révèlent passionnantes de bout en bout, par leur profondeur psychologique et métaphysique. Totalement dégoûté par la marche du monde moderne, Tarkovski retourne étudier les anciens, leur mythologie et leurs croyances, considérées aujourd’hui comme obsolètes. Pourtant, que de vérités oubliées sont énoncées dans cette ode à la vie : évoquant les violences envers la nature, le sentiment de puissance d’un être humain toujours prêt à s’autodétruire et la nécessité de la transmission du savoir, le cinéaste dresse un bilan désabusé du monde contemporain.
Avec Le sacrifice, Tarkovski livre un acte de foi sincère
Une seule lumière apparaît dans ce long cortège de tourments : la croyance en Dieu et en un avenir meilleur, symbolisé par un final mystique tout à fait grandiose, malgré son apparente simplicité. Alors que le jeune fils est muet durant la totalité du métrage, il prononce la dernière phrase du film, hautement symbolique puisque traitant du Verbe sous forme interrogative. A partir du moment où l’homme parle, il s’interroge sur le monde qui l’entoure et sur lui-même. Du doute nait la pensée, origine du génie humain, mais aussi de son plus grand malheur.
Le tout est sublimé par la musique de Bach, utilisée avec parcimonie, mais d’une beauté transcendantale. Il faut également insister sur le magnifique travail de Sven Nykvist, directeur de la photographie attitré d’Ingmar Bergman, composant une série de tableaux jouant sans cesse avec les variations chromatiques de la lumière.
Une interprétation pour la première fois très inégale
Le seul bémol vient de l’interprétation, pas toujours maîtrisée, notamment à cause des impératifs de la coproduction. Le film a été financé à 80% par la Suède et à 20% par la France, par Anatole Dauman. Ainsi, Valérie Mairesse, imposée avec un certain nombre de techniciens dans le contrat avec l’Hexagone, n’est pas forcément à son avantage dans le rôle de la jeune soubrette tandis qu’Allan Edwall, pourtant grand homme de théâtre suédois, en fait trop en maladroit facteur philosophe. En revanche, Erland Josephson est encore une fois impeccable et toujours à l’aise dans le drame intimiste.
Finalement, Le sacrifice, sans être le meilleur film de son auteur, bouleverse aisément le spectateur, notamment lors de la dédicace finale qui résonne longtemps en nous après la projection comme le plus beau testament artistique d’un homme sentant venir la mort. Présenté au Festival de Cannes en 1986, Le sacrifice a obtenu plusieurs prix dont le Grand Prix spécial du jury, Grand Prix de la FIPRESCI, Prix du Jury œcuménique et le Prix de la meilleure contribution artistique. Une compensation pour ne pas avoir reçu la Palme d’or qui est allé à Mission de Roland Joffé ? Sans aucun doute.
Pas de Palme d’or pour Le sacrifice
En lisant le Journal de Tarkovski, on s’aperçoit que le cinéaste était déjà fortement affaibli lorsque le long-métrage a été présenté au Festival. Celui-ci suivait notamment à distance la destinée de son ultime film, envoyant son fils Andriouchka à sa place. A la date du 19 mai 1986, il écrit ces mots :
Donc, ce n’est pas la Palme. Mais le Grand Prix spécial du Jury : il paraît que les journalistes et les critiques sont indignés et veulent protester. Nous avons regardé la cérémonie de la remise des Prix du Festival à la télévision. Andriouchka a reçu mon Prix et donné une interview ; il était très beau, très digne et on l’a beaucoup applaudi.
Au 22 mai suivant, il précise encore :
La presse est abondante ; tous sont indignés par le Festival. Mitterrand lui-même a parlé à la télévision.
Toutefois, les mois suivants sont essentiellement consacrés à la maladie qui le ronge et l’emporte avant la fin de l’année.
Le sacrifice, une carrière en salle étalée sur près d’un an
Sorti en salles durant le Festival de Cannes, Le sacrifice a débuté sa carrière parisienne avec 11 202 entrées à son compteur. La semaine suivante, le long-métrage se maintient à 9 575 amateurs d’art et essai radical. Dès lors s’ouvre pour le film une très longue carrière à succès étalée sur 48 semaines, menant finalement l’œuvre à engranger 110 599 tickets déchirés rien que dans la capitale. En ce qui concerne sa carrière française, le film double la mise et réunit 237 589 spectateurs émus de venir célébrer le dernier bijou d’un maître du cinéma mondial qui est décédé entre-temps, le 29 décembre 1986.
Depuis, le film est sorti en DVD à deux reprises, ainsi qu’en blu-ray chez Potemkine, et a même eu le droit à une reprise en salle 2018 par les bons soins de Tamasa Distribution, cette fois-ci dans une copie entièrement restaurée en 4K.
Critique de Virgile Dumez
Box-office :
En 1986, le Festival de Cannes était une authentique vitrine pour les distributeurs qui saisissaient la couverture médiatique immédiate pour sortir un maximum de sélectionnés pendant le festival. C’est le cas du Sacrifice de Tarkovski qui sort paisiblement dans 5 salles parisiennes deux jours après sa première cannoise, le 14 mai 1986. Ses concurrents sont des films de saison : la Cannon associée à UGC distribue Fool for Love de Robert Altman, avec Sam Shepard et Kim Basinger dans 10 salles ; UGC en solo trouve 30 écrans au nouveau Christophe Lambert (alors idole des jeunes), au cœur du déstabilisant I Love You de Marco Ferreri ; La suite 20 ans après de la Palme d’Or Un homme et une femme par le même Claude Lelouch désappointe Warner Columbia malgré ses 33 cinémas. Hors Cannes, on mentionnera la série B d’une sacrée efficacité Money Movers qui paraît dans 12 cinémas.
Malgré sa petite combinaison de cinéma, le premier jour est encourageant : 1 151 spectateurs. Money Movers réalise la même chose avec 7 écrans de plus. Le distributeur Argos est l’un des chantres du cinéma art et essai français. Il a orchestré la distribution de Flesh de Paul Morrissey, La planète sauvage, Contes immoraux et La bête de Walerian Borowczyk, de quatre œuvres majeures de Rainer Werner Fassbinder, et de quelques Palmes d’Or : L’empire des sens de Nagisa Oshima, Le tambour de Volker Schlöndorff et deux ans avant Le Sacrifice, Paris, Texas de Wim Wenders. Argos est l’un des plus grands distributeurs de l’histoire de l’exploitation française et ils le prouveront l’année suivante, en 1987, avec le millionnaire Les ailes du désir de Wenders.
Le Sacrifice est le deuxième plus gros succès de Tarkovski
Le Sacrifice était parti pour remporter la Palme ; faute de la décrocher, le Grand Prix du Jury remporte un succès considérable pour un film d’Andrei Tarkovski, 237 589 entrées, soit le second meilleur score du réalisateur alors tragiquement en fin de vie. Pour une œuvre contemplative, de 2h30, parue sur un circuit très limité, c’est la consécration de son auteur, Tarkovski l’exilé qui atteint une nouvelle génération de cinéphiles, celle qui a émergé dans la première moitié des années 80 et qui n’avait pas forcément vu Nostalghia, un an auparavant, en mai 1986 (98 000).
La carrière parisienne du Sacrifice est exemplaire et installe un peu plus la capitale française au centre de la diversité cinématographique mondiale. Dès sa première semaine, la coproduction franco-suédoise trouve 11 202 Franciliens malgré son circuit d’art et essai limité ; le film entre en 14e place.
En 2e semaine parisienne, au milieu de tous les films cannois (Le lieu du crime de Téchiné, Pirates de Polanski, Tenue de soirée de Blier, Hannah et ses soeurs de Woody Allen, Runaway Train de Konchalovsky, After Hours de Scorsese…), Tarkovski rétrograde d’une place, avec une stabilité qui impose le respect (9 575). A titre de comparaison, I Love You perd de sa fougue (-57%), Un homme et une femme vingt ans déjà divorce officiellement du public (-54%)…
Où voir Le Sacrifice à Paris à l’époque ?
La troisième semaine parisienne renforce les résultats grâce à l’ajout d’un écran supplémentaire. Désormais, Le Sacrifice est visible aux Gaumont Colisée/Opéra/Halles, au Saint André des Arts, à l’Escurial et au Bienvenue Montparnasse, et remonte donc ses chiffres (11 903).
La Pagode se joint au cortège en 4e semaine, pour 9 990 spectateurs dans 7 salles. L’œuvre plébiscitée à Cannes vient de franchir les 40 000 tickets sur Paris. Ces mêmes salles cumulent 7 246 entrées en 5e semaine et le film franchit officiellement les 50 000 spectateurs sur la capitale.
Le Saint André des Arts et La Pagode ont des bons résultats en 6e semaine, avec un taux de remplissage supérieur aux 1 000 spectateurs. Les autres salles commencent à se vider. Aussi, en 7e semaine, Le Sacrifice voit son circuit se resserrer à 5 salles (5 414), puis à 4 en 8e semaine (5 427). On note alors une progression des entrées. Chaque écran se situe désormais au-dessus des 1 200 spectateurs. Pas question de changer une équipe qui gagne. En 9e semaine, les écrans sont confortés et trouvent 4 545 retardataires qui profitent de l’été pour une séance de rattrapage. Le sacrifice est fort de 72 000 spectateurs.
Une longue exploitation au St André des Arts
En 10e semaine, Le sacrifice réunit 3 149 amateurs de cinéma de l’Est, avec un bel exæquo au St André des Arts et à la Pagode qui sont les deux derniers écrans à le programmer. Ils resteront deux encore pendant trois semaines, avant le retrait de la Pagode en 14e semaine. Désormais seul site à l’exploiter sur la capitale française, le St André des Arts effectue un bon score (1 439) qu’il consolide encore en 15e semaine (1 833)…
Il faudra attendre la 31e semaine pour que Le sacrifice soit relégué à une salle moindre, le Bonaparte qui conservera pieusement la copie pendant 17 semaines et en tirera environ 15 000 entrées sur cette période qui démontre un bouche-à-oreille exceptionnel. Le classique de Tarkovski achève sa carrière parisienne à 110 599 spectateurs.
Le Bonaparte bénéficia beaucoup du décès du maître soviétique qui décéda le 29 décembre 1986, lorsque le film en était à sa 33e semaine d’exploitation. La semaine qui suivit son décès à l’âge de 54 ans, le cinéma voit ses chiffres grimper de 754 spectateurs à 1 663. Deux semaines plus tôt, il n’était qu’à un peu plus de 200 tickets vendus. Le cinéma le Triomphe sur les Champs Elysées le programme deux petites semaines également en 35 et 36e semaines.
Tarkovski qui défiait la mort dans son œuvre par la pensée et le spirituel aura le dernier mot, celui de l’espoir. L’enfant qui ouvre le film et cet arbuste qui suffira à l’affiche de Michel Landi, grandiront au-delà des décennies pour faire de cette œuvre ultime l’un des plus grands classiques du patrimoine mondial.
Box-office de Frédéric Mignard
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Andreï Tarkovski, Erland Josephson, Valérie Mairesse, Susan Fleetwood, Allan Edwall
Mots clés
Festival de Cannes 1986, Film à la thématique religieuse, La fin du monde au cinéma