L’Empire des sens, film le plus célèbre de Nagisa Oshima, dépasse son sujet sulfureux pour proposer une vision désenchantée des rapports humains.
Synopsis : 1936, dans les quartiers bourgeois de Tokyo. Sada Abe aime épier les ébats amoureux de ses maîtres et soulager de temps à autre les vieillards libidineux. Son patron, l’aubergiste Kichizo, bien que marié, va bientôt manifester son attirance pour elle et l’entraîner dans une escalade érotique qui ne connaîtra plus de bornes.
L’amour à mort
Critique : Produit par Anatole Dauman, L’Empire des sens est basé sur un fait divers ayant défrayé la chronique : Sada Abe avait été retrouvée errant dans les rues, après avoir assassiné et castré son amant. Oshima s’était jusqu’alors penché sur des problèmes davantage sociopolitiques, en osmose avec la société japonaise de son temps, abordant le malaise de l’adolescence dans Contes cruels de la jeunesse (1959), ou la peine de mort dans La Pendaison (1968). Pourtant, L’Empire des sens évoque aussi, en mode plus implicite, la question des rapports sociaux. Ancienne geisha devenue servante, Sada va entrer dans une relation fusionnelle avec Kichizo, membre de la petite bourgeoisie, qu’elle dépossédera du plus intime de lui-même.
On peut y voir une métaphore de la vengeance des opprimés, faisant écho au retournement de situation disséqué par Joseph Losey et Harold Pinter dans The Servant (1963). On peut aussi y lire un témoignage sur une tendance de la culture japonaise, remontant au Xe siècle, valorisant le « savoir aimer » au sein de la classe aristocratique et un raffinement des mœurs sexuelles, en dépit de la brutalité de la dernière partie du film, davantage en phase avec l’ère des samouraïs.
L’Empire des sens ou le succès de scandale de l’année 1976
Loin de surfer sur la vague érotique et cinématographique des années 70 (le public de Just Jaeckin et Gérard Damiano ne fut pas la cible des producteurs), L’Empire des sens échappe à l’obscénité par la rigueur de ses plans et l’épure de sa mise en scène, sans chercher la séduction consensuelle : Oshima refuse l’esthétisme de salon, en dépit de la photo léchée de Hideo Itô, chef opérateur de Kôji Wakamatsu (Les Anges violés), et d’un décor de Jusho Toda qui privilégie un cadre feutré. Concernant son art, Oshima a déclaré dans Écrits : 1956-1978 (Cahiers du Cinéma Gallimard) : « Au début je me tenais pour quelqu’un qui souhaitait détruire toutes les esthétiques et cependant, de film en film, je découvre une esthétique qui m’est propre […] Si je devais m’en expliquer, il y aurait échange entre une forme d’ascèse et un sentiment ineffablement épicurien ».
Cette auto-analyse convient pleinement à L’Empire des sens qui pourra aussi faire songer aux récits de Bataille, Artaud et Sade. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 1976, le film connut un succès mondial mais sortit dans une version tronquée au Japon, Oshima ayant même fait l’objet d’un procès, à l’issue duquel il fut acquitté.
Critique de Gérard Crespo
Scandale à Cannes
Cannes présenta le film à la Quinzaine dont il eut l’honneur de faire l’ouverture. L’acquisition se fit à l’issue de sa présentation au festival de Berlin. A noter qu’en 1976, Martin Scorsese décrochait la Palme avec Taxi Driver, et Alfred Hitchcock, qui célébrait ses 50 ans de carrière, clôturait cette édition avec son 53e et ultime film, Complot de famille.
En 2017, le film bénéficie d’une splendide restauration 4K ; logiquement, la copie est dévoilée sur la Croisette, dans le cadre de Cannes Classics. Il ressortira en salle cette même année sous l’impulsion du distributeur Tamasa. Le scandale n’est plus au rendez-vous. La fascination demeure.
Box-office de L’Empire des sens
- 27 884 entrées en première semaine sur Paris-Périphérie. L’Empire des sens est alors à l’affiche du Saint-André des Arts, le Balzac, l’Elysée Lincoln et le Gaumont Opéra. Les sites affichent complets. Sur Paris et les 11 villes clés sondées à l’époque, le triomphe japonais entre en 10e place nationale, avec cette poignée de salles. En deuxième semaine, L’Empire des sens reste d’une magnifique stabilité avec 24 615 curieux sur la capitale.
- Nagisa Oshima doit affronter le jour de sa sortie le dernier Visconti, L’innocent, la comédie loufoque Dracula père et fils, avec Menez et le grand Christopher Lee, mais aussi Les affamées du désir, Au pays de la magie noire, Anthologie du vice, Le Colosse de Rhodes (reprise), Mission Spéciale aux Caraïbes, Les inassouvies…
- En 50e semaine, un an après sa sortie, L’Empire des sens était toujours à l’affiche sur Paris, avec 2 670 spectateurs pour un total loin d’être définitif de 321 518 entrées. La salle était le seul moyen pour découvrir cet objet de curiosité. Le Saint-André des Arts et Le Balzac, sur les Champs-Elysées, le gardèrent à l’affiche pendant plusieurs années.
- La première reprise officielle du film scandale eut lieu la semaine du 7 juillet 1982. Ce retour dans les cinémas hexagonaux réussit une fois de plus à le hisser dans le top 20 parisien, avec 7 840 entrées en première semaine, dans seulement 6 salles (l’Elysée Lincoln, le Forum Cinéma, le Quintette Pathé, le Saint-Lazare Pasquier, le Lumière et les Parnassiens). Un succès tout au long de l’été 1982.
X, porno ou juste une œuvre interdite aux moins de 18 ans ?
L’Empire des sens a eu chaud en France. Durant l’été 1976, la commission de classification a été à deux doigts de le classer X. In fine, elle proposa un verdict plus indulgent, une interdiction aux moins de 18 ans avec avertissement :
“La commission de contrôle a constaté des scènes de sexualité et de cruauté qui auraient pu appeler, en d’autres cas, des mesures d’interdiction catégoriques. Cependant, il est apparu que le rituel qui s’exprime dans une écriture cinématographique de très haute qualité obligeait à tempérer l’appréciation et à considérer le message de plus haut.”
Avertissement : Interdit aux mineurs, “à réserver à un public de parfait sang-froid“.
Pour mémoire, à cette époque, d’autres films subversifs avaient susciter des débats. Emmanuelle II avait été injustement été classé X quand Salò et les 120 jours de Sodome avait échappé de peu à l’interdiction totale, avant de se retrouver contraints à une sortie limitée et à une interdiction aux moins de 18 ans.
Sorties de la semaine du 15 septembre 1976
Illustrateur : Roger Boumendil – Copyright 1976 Argos Films – Oshima Films