Film audacieux et déstabilisant, L’assassinat de Trotsky réfléchit sur l’Histoire et son éternel rapport avec la violence de manière précise et métaphorique à la fois. Il s’agit assurément d’une œuvre ambitieuse, mais difficile d’accès.
Synopsis : 1940. Frank Jackson, agent à la solde de Staline, est mandaté pour l’assassinat de Trotsky. Réfugié à Mexico, l’ancien leader de la Révolution d’Octobre vit sous bonne garde avec sa femme et son fils. Pour mener à bien sa mission, Jackson séduit Gita, une proche du réfugié, et parvient à la persuader d’organiser une rencontre avec sa cible…
Le respect le plus strict envers le déroulement des faits
Critique : Connu pour son engagement communiste qui lui a valu l’exil à la suite du maccarthysme, le cinéaste américain Joseph Losey revient au début des années 70 avec L’assassinat de Trotsky (1972), à propos de l’élimination du créateur de la Quatrième Internationale par le NKVD stalinien à Mexico en 1940. Alors que certains s’attendaient à une œuvre académique retraçant le parcours politique d’une figure essentielle de la gauche révolutionnaire, Joseph Losey se refuse à livrer un biopic en bonne et due forme.
En réalité, le cinéaste se fonde entièrement sur le livre éponyme de Nicholas Mosley qui décrit par le menu les événements se déroulant entre les mois de mai et août 1940 à Mexico. Il s’attarde notamment sur le premier assaut raté de la villa où est retranché Léon Trotski par un commando armé en mai 1940, puis décrit le cheminement qui a mené à l’application d’un plan B. Celui-ci consistait à infiltrer un agent du NKVD soviétique au cœur de l’entourage de Trotski pour tenter de l’assassiner de l’intérieur. Cet agent avait pour nom Ramón Mercader, dissimulé sous l’identité de Frank Jacson. Il s’agissait d’un communiste convaincu qui fut autrefois un admirateur de Trotski, mais qui pensait que celui-ci trahissait la révolution russe en ne suivant pas la ligne stalinienne du Parti.
L’assassinat de Trotsky n’est autre qu’un requiem
De son côté, Trotski était toujours soutenu au Mexique par ses anciens compagnons du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista) qui sont intervenus dans la guerre civile espagnole, mais qui ont été marginalisés et écartés du conflit par Staline. Exilé d’URSS depuis 1929, Trotski s’est donc réfugié pendant plusieurs années au Mexique afin d’échapper au courroux du maître du Kremlin. Tout en continuant à œuvrer pour la révolution internationale marxiste en écrivant des articles et des livres, le fuyard est persuadé que sa fin est proche. C’est cette période de sa vie que Joseph Losey retrace donc dans L’assassinat de Trotsky avec une grande attention pour la vérité des faits.
Pourtant, le film semble volontairement s’éloigner du politique pour se pencher davantage sur la dimension historique des événements. Ainsi, le spectateur ne comprendra jamais vraiment le positionnement politique des différents protagonistes puisque cela est volontairement laissé dans l’ombre. Au contraire, le réalisateur met en place une œuvre sombre qui évoque avec force l’inéluctabilité de l’Histoire. Prévenu par le titre, le spectateur sait qu’il va assister à la mort d’un homme et Joseph Losey signe donc un long requiem où chaque séquence semble annoncer, y compris par la métaphore, l’assassinat en préparation.
La métaphore de la corrida
Ainsi, la longue séquence centrale du film où Alain Delon et Romy Schneider assistent à une corrida a été mal comprise à l’époque. Elle met indubitablement mal à l’aise par la cruauté envers l’animal qui est exécuté devant nos yeux. Mais Joseph Losey confronte volontairement le spectateur à ces images sanglantes en évacuant le décorum de la corrida pour en faire une célébration de la violence de l’homme sur l’animal. Accompagnée d’une musique très glauque, la séquence évoque le cinéma « mondo » des années 60-70 qui se complaisait dans la violence la plus brute. En réalité, ce moment apparemment hors sujet intervient bien comme métaphore de tout ce qui va suivre.
Ainsi, le jeu qui s’établit entre l’assassin (Alain Delon) et sa proie (Richard Burton) est bien le même qu’entre le torero et le taureau sacrifié. D’ailleurs, l’assassinat en question s’avère d’une violence atroce puisque Mercader a exécuté le révolutionnaire à coups de piolet dans la tête. Joseph Losey, comme dans la séquence de corrida, ne nous épargne aucun détail de la souffrance de Trotski, devenue une figure doloriste, tandis que son meurtrier se révèle dans toute sa lâcheté.
Un film mal reçu à sa sortie
Pour arriver à cette terrible conclusion qui démontre que l’Histoire n’est qu’une affaire de violence et de meurtre, Joseph Losey ne prend guère le spectateur par la main. Il faut avoir quelques bagages historiques pour bien appréhender son intrigue, tandis que sa tendance à multiplier les scènes énigmatiques et apparemment digressives ne facilitent pas la tâche d’un spectateur que l’on ne prend jamais pour un imbécile. Le revers de la médaille fut une réception plutôt négative de la part du grand public qui n’a pas saisi les intentions réelles du cinéaste.
© 1972 Studiocanal. Tous droits réservés.
A la sortie du film, les anciens staliniens ont fortement critiqué le long métrage en disant que les accusations portées sur l’implication de Staline ne sont pas fondées, tandis que les trotskistes ont déploré la description de leur chef de file comme un intellectuel bourgeois un peu abattu par la situation. Aucun n’a compris que Joseph Losey voulait s’élever au-dessus de la politique pour explorer les implications historiques et humaines à l’œuvre dans un tel événement.
Alain Delon prenait encore des risques
Certes, L’assassinat de Trotsky a également été critiqué pour avoir utilisé des stars à des fins purement commerciales. Ainsi, après avoir essuyé le refus de Dirk Bogarde, le réalisateur s’est tourné vers Richard Burton qui n’avait a priori aucun point commun avec Trotski. Pourtant, il s’en sort plutôt bien derrière son postiche et ses petites lunettes. Face à lui, Ramón Mercader est interprété par un Alain Delon en totale prise de risque. Effectivement, lorsqu’il apparaît pour la première fois à l’écran, il trimballe sa filmographie avec lui et le spectateur imagine un tueur à sang froid déterminé. Or, Joseph Losey prend le total contre-pied en faisant de cet homme glacial un bloc de doutes.
La prestation de Delon est tout à fait étonnante puisqu’il incarne finalement un lâche, incapable de prendre une décision par lui-même et persuadé de rentrer dans l’Histoire en exécutant un homme important. Même l’assassinat est présenté de manière peu héroïque, tandis que le meurtrier s’écroule en sanglots lorsqu’on commence à le rouer de coups et à l’interroger. Delon a rarement montré autant de fragilité à l’écran. D’ailleurs, Joseph Losey fut tellement convaincu par sa prestation qu’il a souhaité poursuivre cette collaboration avec le chef d’œuvre Monsieur Klein (1976).
De l’art de la pesanteur
Parmi les autres acteurs, on peut également saluer la prestation de la grande Romy Schneider qui entamait ici une série de rôles où l’actrice allait se mettre à nu devant la caméra, avec généralement peu de maquillage. Mais l’on peut aussi mettre en exergue la bande originale très particulière, mais ô combien importante, composée par Egisto Macchi. Elle est pour beaucoup dans l’ambiance très pesante qui se dégage du long métrage. Enfin, la réalisation de Joseph Losey embrasse à merveille la ville de Mexico avec une profondeur de champ impressionnante. Il tire également le meilleur parti des fresques murales de Diego Rivera qui donnent là aussi une impression d’étouffement puisque les protagonistes semblent toujours écrasés par leur environnement.
L’assassinat de Trotsky doit donc être réévalué de nos jours par les cinéphiles qui sauront faire abstraction de la politique du moment pour ne plus voir que les immenses qualités d’une œuvre pertinente qui n’est pas un film d’Histoire, mais une œuvre sur l’Histoire.
Une déception commerciale dès son entame
Sorti dans un contexte plutôt favorable pour Alain Delon qui venait de connaître deux énormes succès (Soleil rouge de Terence Young et La veuve Couderc de Pierre Granier-Deferre, nettement plus commerciaux), L’assassinat de Trotsky est diffusé dans 15 salles de Paris et sa périphérie à partir du jeudi 30 janvier 1972 pour un résultat décevant dès son entame (50 747 entrées), tandis que le nouveau Sergio Leone Il était une fois la révolution fait le double dans un nombre de salles plus limité. Pire, le film de Losey n’arrive qu’en 4ème position de la semaine.
Le long métrage entame une petite chute en deuxième semaine (42 109 retardataires) et n’arrive pas encore à franchir la barre symbolique des 100 000 spectateurs en quinze jours. Mais la messe est dite en 3ème semaine avec une sacrée chute à 26 679 trotskistes supplémentaires. Au bout d’un mois de présence, le film est déjà mort et n’attire plus que 10 000 spectateurs hebdomadaires. Il a terminé sa carrière parisienne avec 184 011 entrées.
La carrière provinciale du faux biopic
Dans le même temps, L’assassinat de Trotsky entame son tour de France des régions avec 65 600 entrées et une petite 15ème place hebdomadaire. Il faut attendre la semaine du 11 avril 1972 pour voir le film s’installer plus largement en province et atteindre la 9ème place du classement avec 83 469 clients. La diffusion à toutes les provinces permet au long métrage de monter à la quatrième place la semaine du 18 avril et de tutoyer les 250 000 entrées. Début mai, le film atteint les 400 000 tickets grâce à l’aura d’Alain Delon, mais la chute est irrémédiable pour une œuvre déstabilisante pour le grand public. Le faux biopic termine donc sa course avec 561 109 communistes à son bord, ce qui en fait une déception commerciale, d’autant qu’il a coûté cher.
Peu diffusé par la suite en vidéo (deux VHS et deux éditions DVD, mais pas de rayon bleu), L’assassinat de Trotsky mérite pourtant d’être réévalué par les cinéphiles tant il s’inscrit parmi les œuvres importantes de son auteur.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 29 mars 1972
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© 1972 Studiocanal / Affiche : D.E.B. – De Boissière (agence) – Promo Selection (agence) – René Ferracci (affichiste). Tous droits réservés.
Biographies +
Joseph Losey, Alain Delon, Romy Schneider, Richard Burton, Jean Desailly, Valentina Cortese, Jack Betts, Luigi Vannucchi, Enrico Maria Salerno, Simone Valère, Claudio Brook
Mots clés
Cinéma britannique, Drame historique, La politique au cinéma, Les tueurs à gages au cinéma