À bout de souffle entame une révolution esthétique majeure qui a bouleversé le cinéma français et mondial par ses audaces stylistiques et son post-modernisme. Une date.
Synopsis : Marseille, un mardi matin. Michel Poiccard vole une voiture de l’U.S. Army et prend la route nationale en direction de Paris. Énervé par une 2CV qui n’ose pas dépasser un camion, Michel double en plein virage et se fait prendre en chasse par un motard. Paniqué, il abat le policier d’un coup de revolver et s’enfuit. Le lendemain, en arrivant à Paris, Michel retrouve une jeune étudiante américaine, Patricia, avec laquelle il a une liaison amoureuse libre. Elle veut devenir journaliste et, pour pouvoir financer ses études à la Sorbonne, vend le New York Herald Tribune sur les Champs-Élysées…
Les débuts de la Nouvelle Vague
Critique : L’année 1959 marque assurément un tournant fondamental dans l’histoire du cinéma français. Effectivement, des films d’auteur aussi pointus que Les cousins (Chabrol), Hiroshima, mon amour (Resnais) et Les 400 coups (Truffaut) sortent les uns après les autres et glanent des entrées mirifiques au vu de leur faible potentiel initial. La palme revenant aux 4 millions de spectateurs qui se déplacent pour voir le premier essai de François Truffaut.
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Ces beaux succès ont eu le mérite de bousculer les habitudes d’un certain cinéma français pantouflard et de mettre la lumière sur de jeunes auteurs qui constituent ce que l’on a appelé la Nouvelle Vague. Parmi eux, le critique Jean-Luc Godard souhaite lui aussi passer à la réalisation et s’empare d’un fait divers qui lui a été signalé par François Truffaut pour proposer son premier long au producteur Georges de Beauregard. Ce dernier accepte de produire ce qui deviendra À bout de souffle (1960) pour peu que Truffaut en signe le scénario et que Claude Chabrol serve de conseiller technique à Godard. Les amis acceptent de se porter garant de Godard sans réellement intervenir dans le processus créatif. Seul impératif, Georges de Beauregard impose la comédienne américaine Jean Seberg qu’il a réussi à prendre sous contrat, afin d’avoir une star en haut de l’affiche. A cette époque Jean-Paul Belmondo n’est pas encore célèbre et ne peut donc être considéré comme un élément attractif pour le grand public.
Un puissant vent de liberté
Si Georges de Beauregard donne carte blanche à Jean-Luc Godard, il désapprouve grandement les méthodes de travail d’un cinéaste novice qui ne respecte aucun planning, écrit le film chaque jour peu de temps avant de tourner les scènes et refuse de solliciter une scripte, se moquant comme d’une guigne des incohérences et autres faux raccords. La production d’À bout de souffle fut donc chaotique et parfois conflictuelle, notamment entre le réalisateur et son actrice principale qui ne sait pas trop où elle a atterri. Par contre, le feeling est bon avec Jean-Paul Belmondo, tandis que Godard et son chef opérateur Raoul Coutard s’entendent à merveille, au point de créer ensemble des plans devenus iconiques, comme cette montée et descente des Champs-Elysées en caméra dissimulée dans un panier postal, histoire de capter la réaction naturelle des passants.
Car ce que Godard apporte au cinéma français et mondial avec À bout de souffle, c’est cette extraordinaire liberté de filmer qui transpire de chaque plan. Peu importe les dialogues pas toujours inspirés ou l’histoire guère passionnante puisque celle-ci n’est qu’une trame narrative basique servant à développer une esthétique fondée sur la spontanéité. Godard se moque que les passants regardent la caméra puisqu’il descend dans la rue pour filmer, s’affranchissant de ce cinéma de studio qui sclérose la France des années 50.
Montage chahuté et post-modernisme à tous les étages
Avec À bout de souffle, Godard renverse la table et provoque à dessein une industrie terriblement conventionnelle. Le film commence par des séquences dingues où le jeune héros insulte les spectateurs face caméra, brisant ainsi l’illusion cinématographique. Dès le début, Belmondo assassine de sang-froid un gendarme, tout en demeurant un personnage hautement sympathique, ce qui n’a pas manqué de choquer à l’époque.
Enfin, une vraie révolution stylistique est en marche avec À bout de souffle puisque le réalisateur dénonce sans cesse le processus de montage en réalisant des coupes franches aussi bien dans l’image que dans le son, provoquant des collisions audacieuses et déstabilisantes. Ces coupes ont été effectuées pour raccourcir un film trop long, mais Godard a volontairement coupé de manière aléatoire des segments, créant un chaos formel qui a beaucoup choqué les spectateurs et les critiques de l’époque.
Un film de cinéma qui ne parle finalement que de cinéma
Autre révolution, Godard initie un style de cinéma post-moderniste en étalant sa cinéphilie à l’écran. Le personnage de Belmondo reprend ainsi un tic typique du jeu de Humphrey Bogart, les personnages ne cessent d’aller au cinéma ou de passer devant des affiches de film, tandis qu’une couverture des Cahiers du cinéma est bien visible dans le champ. Godard a également invité de nombreux amis à jouer des personnages secondaires. On trouve notamment Jean-Pierre Melville qui a souvent été considéré comme un précurseur de la Nouvelle Vague, même s’il ne souhaitait être récupéré par aucun mouvement. On voit aussi devant la caméra des personnes habituellement dans l’ombre comme Daniel Boulanger, Richard Balducci, Jacques Lourcelles, Gérard Brach, Philippe de Broca, José Bénazéraf, Jean Douchet ou Jean-Louis Richard.
Enfin, Godard cite sans arrêt des grands classiques du film noir américain, multiplie les plans-séquences vertigineux avec multiples changements d’axe et convoque aussi toute une tradition littéraire à travers des dialogues très écrits. Si la forme est donc si importante dans À bout de souffle, il ne faut pas oublier la dimension personnelle que revêtent les relations complexes entre la jeune Jean Seberg et le loubard séduisant Jean-Paul Belmondo. Entre eux se joue déjà ce jeu constant entre homme et femme qui sera au centre de toute l’œuvre future de Jean-Luc Godard.
Un film charnière qui a bouleversé le cinéma mondial
Le résultat est donc une œuvre à la fois inégale par nature, imparfaite par la volonté propre de son auteur, mais d’une telle liberté de ton et de style qu’elle balaie d’un revers tous nos a priori. Porté par un couple de légende dont l’alchimie relève du miracle, mais aussi par la superbe photographie réaliste de Raoul Coutard, À bout de souffle est un beau morceau de cinéma, avec des pépites à l’intérieur. Le long-métrage a bouleversé le cinéma mondial et a permis l’éclosion de la Nouvelle Vague aussi bien en Europe que dans les pays de l’Est et jusqu’en Asie (et notamment au Japon).
En France, le long-métrage a fait l’objet d’une bataille critique qui a opposé en gros les anciens et les modernes. Conspué par les uns et adulé par les autres, Godard est devenu le symbole d’un cinéma en révolution qui n’allait cesser de bouleverser les codes, et ceci sur l’ensemble de sa très longue carrière. Lors de sa sortie, le film a été un triomphe inattendu avec plus de 2,2 millions d’entrées, malgré une lourde interdiction aux moins de 18 ans, faisant de Belmondo une star et confirmant l’excellent accueil public de ce cinéma hors des sentiers battus. À bout de souffle a également obtenu le Prix Jean-Vigo en 1960, ainsi que l’Ours d’argent du meilleur réalisateur pour Jean-Luc Godard.
Il existe donc un avant et un après À bout de souffle.
Critique de Virgile Dumez
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