Le Locataire est l’un des films les plus aboutis de Polanski. Son atmosphère oppressante et son ambiance kafkaïenne en font une œuvre à la fois efficace et d’une grande richesse thématique et visuelle.
Synopsis : Trelkovsky, d’origine juive polonaise, travaille dans un service d’archives et se lie difficilement avec ses collègues. Il visite un appartement inoccupé dans un quartier populaire de Paris et la concierge lui apprend que la locataire précédente s’est jetée par la fenêtre quelques jours auparavant. Trelkovsky s’installe dans l’appartement. Mais il est bientôt victime de multiples vexations de la part de ses voisins…
Résidence surveillée
Critique : Adapté du roman Le Locataire chimérique de Roland Topor, et coécrit avec le scénariste Gérard Brach, Le Locataire est le premier grand film français de Roman Polanski. Il se situe dans sa filmographie entre le polar hollywoodien Chinatown et le drame franco-britannique Tess. En fait, il s’agit d’une coproduction en partie américaine. Mais l’équipe artistique et technique est exclusivement française, si l’on excepte le chef opérateur Sven Nvykvist et trois acteurs américains doublés. Avec Répulsion et Rosemary’s Baby, Le Locataire pourrait former une trilogie de l’enfermement, un appartement maléfique succédant au logement à l’origine de la schizophrénie de Catherine Deneuve, et à la maison dans laquelle Mia Farrow était en proie à de diaboliques hallucinations. Dès le générique et le plan d’ouverture utilisant la grue Louma pour filmer un immeuble parisien, musique envoutante de Philippe Sarde à l’appui, une atmosphère étrange et oppressante est distillée, et qui se poursuit tout au long du récit. L’absurdité kakfaïenne de l’ensemble du scénario est tempérée par l’apparente normalité des personnages et de la narration, et une drôlerie qui naît d’un comique de situations, autant que de l’énormité de certains passages (l’incroyable dénouement).
Dès l’échange entre Trelkovsky (joué par Polanski himself) et une concierge acariâtre (Shelley Winters), l’existence de l’employé de bureau timide et poli va être bouleversée par la rencontre avec des personnages peu bienveillants à son égard, sans être pour autant tout à fait hostiles : un propriétaire bourru et hautain (Melvyn Douglas), une voisine intrigante (Jo Van Fleet), un voisin rigide (Claude Piéplu), une infirmière cassante (Héléna Manson, trente-trois ans après Le Corbeau !). Même les personnes qu’il ne connaît pas semblent lui en vouloir : pourquoi ce spectateur de cinéma lui lance-t-il un regard méchant ? Pourquoi ce prêtre se lance-t-il dans un sermon menaçant ? Les gestes les plus anodins sont suspects : pourquoi le brave cafetier (Jacques Monod) s’obstine-t-il à lui proposer une autre marque de cigarettes ? Même l’entourage amical semble suspect. En s’invitant à une crémaillère improvisée, ses collègues de bureau bruyants ne font que le discréditer davantage auprès du voisinage. Et quels sont les véritables sentiments de la belle Stella (Isabelle Adjani), qui le séduit tout en gardant ses distances ?
Le Locataire : un film culte de Polanski
Polanski excelle à brouiller les pistes, et se garde bien de répondre à la question que se pose son spectateur : les déboires (relatifs) qui s’abattent sur Trelkovsky sont-ils le fruit d’un complot dont il est victime ou les symptômes d’une paranoïa naissante ? Le Locataire rejoint ici les grands films ayant dépeint les turpides de l’inconscient, de Belle de jour de Luis Buñuel à Mulholland Drive de David Lynch. Et l’œuvre vaut tant par son scénario à double lecture que sa mise en scène implacable, misant sur les contrastes et les plans récurrents, tel ce cadrage obsessionnel de la cage d’escalier en contre-plongée. Et l’on pourrait citer à l’infini les scènes désormais culte, des conversations avec une malheureuse locataire elle-même persécutée (Lila Kedrova) à la gifle assénée sans raison à un enfant bruyant, en passant la beuverie avec un mystérieux quidam (Rufus).
Il faut ici souligner le casting époustouflant, des acteurs hétéroclites donnant le meilleur d’eux-mêmes, du vétéran Claude Dauphin à des membres du Splendid et du Café de la Gare, en passant par des seconds rôles connus (Bernard Fresson) ou excentriques (Florence Blot), et la jeune Eva Ionesco dont c’était le premier film, dans un rôle sage mais surprenant… Quant au Polanski acteur, il est époustouflant, passant de la réserve à la folie avec une économie de moyens appréciable. Et si son film prenait en 1976 une dimension troublante compte tenu de son passé tourmenté (de l’antisémitisme pendant la guerre au traumatisme du meurtre de Sharon Tate), il trouve aujourd’hui, de par les thématiques qu’il aborde (la culpabilité, la délation), des résonances troublantes suite à la célèbre affaire judiciaire qui le poursuivra. Présenté en compétition au Festival de Cannes 1976, Le Locataire y reçut un accueil plutôt froid, et sa carrière commerciale fut décevante. Le film ne reçut qu’une nomination aux César (pour les somptueux décors de Pierre Guffroy). Mais il obtiendra par la suite un statut de film culte et demeure l’une des œuvres les plus abouties de son auteur.
Critique de Gérard Crespo
Rétro exploitation :
Après l’échec de sa présentation cannoise, Le Locataire est sorti dans des salles parisiennes peu enthousiastes : on notera sur l’intra-muros, les cinéma d’époque pour la plupart fermés aujourd’hui : le Concorde Pathé, le Cluny Palace, le St-Germain Village, le Gaumont Lumière, le Gaumont Convention, le Montparnasse Pathé, le Victor Hugo Pathé, le Caravelle Pathé, le Gaumont Gambetta…
Après une première semaine décevante à 39 138 entrées, Roman Polanski allait chuter à 24 124 entrées sur Paname, puis 16 426… Le cinéaste d’origine polonaise allait être plutôt stable tout au long de l’été, parvenant en 10e semaine a cumulé 123 731 admirateurs, avec 3 124 tickets de plus glanés aux cinémas l’Élysées Point Show, le Quintette, et le Saint-Lazare Pasquier.