Mulholland Drive est le chef-d’œuvre de David Lynch, prodigieuse mise en abyme sur l’envers du décor hollywoodien. On ne se lasse pas de se laisser subjuguer par son atmosphère de mystère et sa narration vertigineuse.
Synopsis : À Hollywood, durant la nuit, Rita, une jeune femme, devient amnésique suite à un accident de voiture sur la route de Mulholland Drive. Elle fait la rencontre de Betty Elms, une actrice en devenir qui vient juste de débarquer à Los Angeles. Aidée par celle-ci, Rita tente de retrouver la mémoire ainsi que son identité.
Mulholland Drive ou l’art de Lynch son sommet
Critique : Le chef-d’œuvre de David Lynch. De Eraserhead (1977) à Twin Peaks : The Return (2017), cet auteur s’est affirmé comme l’un des plus grands créateurs contemporains. Sans atteindre la radicalité expérimentale des deux œuvres citées (la narration n’est pas aussi complètement déstructurée), Lynch signe un trip envoûtant. Ce n’est pas le film mystérieux au scénario incompréhensible, étiquette trop facile que d’aucuns ont voulu attribuer. Certes, cette histoire de starlette naïve (la révélation Naomi Watts) liant une relation amicale puis amoureuse avec une comédienne de renom avec laquelle elle mènera une enquête policière n’est pas de tout repos et couve maintes zones d’ombre. Mais ce n’est rien face au récit tortueux du Grand sommeil (Howard Hawks, 1946), à l’énigme de Meurtre dans un jardin anglais (Peter Greenaway, 1982), ou au labyrinthe « nouveau roman » de L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961).
L’originalité du film consiste en un « coup de théâtre » narratif dans la dernière demi-heure, qui présente les acteurs dans des personnages différents de ceux incarnés depuis le début de la projection. Cela nous amène alors à reconsidérer toute l’œuvre depuis l’exposition. Cette gymnastique mentale, alliée à une deuxième vision du film, lui donne alors tout son sens. La formule, utilisée déjà dans Lost Highway (1997) mais de façon moins explicite, aboutit ici à un vertige impressionnant qui n’a d’égal que la première vision de Sueurs froides/Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Entouré de collaborateurs inspirés (Peter Deming pour la photographie, Mary Sweeney pour le montage et surtout Angelo Badalamenti, compositeur d’une partition musicale déjà culte), Lynch excelle dans ces séquences en trompe-l’œil caractéristiques de tous ces films. Le summum du trouble est ici atteint lors de la découverte de la boîte qui correspond à une clef associée à des dollars, découverte qui n’a d’égale que la vision la Loge Noire dans Twin Peaks.
Une démystification de l’usine à rêves hollywoodienne
Depuis la traversée du miroir de Jean Marais dans Orphée (Jean Cocteau, 1950), rarement le cinéma n’avait été imprégné d’une telle dimension. Lynch, on le sait, admire toutes les formes d’art et a une attirance singulière pour le monde du spectacle. Dans Elephant Man (1980), la détresse humaine transformée en phénomène de foire était une métaphore de la cruauté de la marchandisation dans le spectacle vivant. Ici, les mœurs de Hollywood sont passées au crible : de la mafia incrustée dans le monde du cinéma aux compromissions liées au signatures de contrat, c’est tout un pan de la réalité et de la mythologie du septième art qui fascine Lynch. Et l’on ne sera pas surpris de croiser les silhouettes de guest stars, témoins d’un âge d’or révolu, à l’image d’Ann Miller, ex-reine des claquettes de la comédie musicale (Un jour à New York de Stanley Donen et Gene Kelly, 1949), maquillée en logeuse excentrique.
C’est là que le cinéaste rejoint le Billy Wilder de Sunset Boulevard (1950), autre grand film de la démystification hollywoodienne. Il n’est pas superflu s’ajouter que la composition du casting est, comme souvent chez Lynch, hétéroclite et jubilatoire, le vétéran Robert Forster croisant des gravures de mode dépouillées de tout artifice, tels l’ex-mannequin Laura Harring ou le beau gosse de série télé Justin Theroux, transformé en réalisateur manipulé. Présentée au Festival de Cannes 2001, cette œuvre sublime et désespérée aurait fait une Palme d’or de choc, après celle que le cinéaste avait obtenue en 1990 avec Sailor et Lula. Le jury présidé par Liv Ullman lui préféra La Chambre du fils de Nanni Moretti. Mais Lynch ne repartit pas pour autant bredouille, auréolé d’un prix de la mise en scène qu’il dut toutefois partager avec les frères Coen pour The Barber : l’homme qui n’était pas là.
Critique de Gérard Crespo