Fresque historique grandiose dotée de moyens pharaoniques, Chronique des années de braise retrace avec brio la colonisation française en Algérie et son cortège de malheurs, tout en étant suffisamment nuancé pour être valable sur le plan purement historique. Une Palme d’or méritée.
Synopsis : Chronique événementielle de l’histoire algérienne, de la conquête française à 1954, date du déclenchement de la guerre de libération nationale. A travers la vie d’une famille et de quelques individus, le peuple algérien tout entier résiste à l’expropriation de ses terres et à la déculturation.
Un tour d’horizon de l’Algérie française
Critique : En position de force au sein du régime algérien, le cinéaste Mohammed Lakhdar-Hamina est le principal décideur au sein de l’industrie cinématographique algérienne qu’il a contribué à fonder. Il a déjà derrière lui plusieurs longs métrages à son actif et il envisage de doter l’Algérie d’un cinéma national qui serait reconnu dans le monde entier pour son savoir-faire et sa capacité à mobiliser le grand public. Ainsi, il envisage son prochain film comme une vaste fresque intitulée Chronique des années de braise (1975).
Il s’agissait pour le cinéaste de raconter l’histoire de son pays entre le milieu des années 30 et le déclenchement de l’insurrection armée au mois de novembre 1954. De manière très classique, le réalisateur imagine donc l’histoire d’une famille qui serait chahutée par les événements de la grande Histoire. En mémoire de sa famille, d’humbles paysans berbères, Mohammed Lakhdar-Hamina évoque la terrible sécheresse qui sévissait dans le pays, à cause de la captation des eaux par les colons, puis, il évoque l’épidémie de typhus qui ravage les populations locales, avant de parler de la Seconde Guerre mondiale, de l’époque de Vichy, et enfin des prémices de l’insurrection dans les années 50.
Liberté, égalité, fraternité pour certains…
Un programme très chargé qui oblige le réalisateur à consacrer près de trois heures à cette fresque gigantesque, parfois au détriment de l’histoire personnelle de certains personnages, visiblement sacrifiés au montage. Toutefois, cela importe assez peu puisque l’important vient du point de vue offert par le cinéaste sur la colonisation française en Algérie. Chronique des années de braise offre un tableau à charge contre les autorités françaises, mais l’ensemble paraît plutôt juste. Effectivement, à la place de la fameuse mission civilisatrice portée par la propagande française, les autochtones n’ont eu le droit qu’à une expropriation de leurs terres, une exploitation honteuse de leur main d’œuvre et un maintien tout aussi scandaleux dans la misère.
En outre, le statut de l’indigénat (pratiqué dans les faits depuis la conquête de 1830, mais confirmé par la loi de 1881) implique une inégalité de fait entre les citoyens de cet espace qui était alors considéré comme faisant totalement partie de la France, dans une sorte de continuité territoriale. C’est sur cette contradiction interne entre les idées (Liberté, égalité et fraternité, vous remettez!) et la réalité du terrain que Mohammed Lakhdar-Hamina s’appuie pour critiquer l’action de la France sur son pays.
Un cinéaste qui n’épargne personne dans son tableau de la folie des hommes
Pourtant, Chronique des années de braise est loin de constituer uniquement un pamphlet anti-français et il ose tout de même rappeler que la France a pu se maintenir sur place grâce à la coopération de nombreux autochtones. Il est particulièrement virulent envers les caïds et leurs assistants les khodjas, qui dominent la population, tout en tirant des avantages non négligeables de la part de la France. De même, lorsque l’insurrection est en préparation, Mohammed Lakhdar-Hamina montre bien l’opposition qui fait rage entre les tenants d’un dialogue avec la France (autour du MNA, Mouvement National Algérien de Messali Hadj) et ceux qui souhaitent prendre les armes (le FLN ou Front de Libération Nationale). Il s’arrête juste à temps dans la chronologie pour ne pas avoir à montrer la lutte fratricide qui s’en est suivie à partir de 1956 entre les deux formations ennemies.
Au moins, Chronique des années de braise évite de présenter le peuple algérien comme uni d’éternité face au méchant colon français et cette nuance (absente de son premier film Le vent des Aurès) est à saluer. Afin de se positionner au-delà des partis, le cinéaste incarne à l’écran la figure du fou qui commente les événements. Il est d’ailleurs tout à fait excellent dans le rôle de Miloud, conteur fou qui intervient à intervalles réguliers au sein du film, avant d’en devenir quasiment le héros en fin de parcours.
Chronique des années de braise impressionne par ses moyens dantesques
Pour donner corps à sa vision d’un cinéma populaire total, Mohammed Lakhdar-Hamina a bénéficié d’un budget qu’on imagine illimité. Effectivement, le long métrage fait partie de ces fresques où des centaines de figurants sont présents quasiment à chaque plan, le tout dans des décors majestueux et des paysages aussi variés que grandioses. Jouant à fond avec ses jouets, le cinéaste multiplie les panoramiques dingues, les scènes de foule impressionnantes et les plans en élévation à la grue. Quelque part entre le cinéma d’un Sergio Leone ou celui d’un Michael Cimino époque La porte du paradis (1980), Chronique des années de braise écrase parfois ses protagonistes sous le poids de sa reconstitution historique.
Mais le talent du cinéaste éclate tout de même à chaque plan et son ambition proprement visionnaire laisse le spectateur pantois à plusieurs reprises. A cela, il faut ajouter des acteurs très bien dirigés et qui font partie des pointures du théâtre algérien, avec des artistes comme Keltoum ou encore Sid Ali Kouiret. Le héros, quant à lui, est incarné de manière charismatique par l’acteur grec Yorgo Voyagis, déjà apprécié dans Zorba le Grec (Michael Cacoyannis, 1964). Enfin, en véritable démiurge, Mohammed Lakhdar-Hamina a offert à ses enfants les rôles majeurs des fils du héros. Ils sont également très justes à l’écran.
Une projection cannoise sous haute surveillance
Véritable hymne à la gloire de la résistance à l’oppression, Chronique des années de braise ne pouvait que séduire le jury du Festival de Cannes et notamment l’actrice Jeanne Moreau qui fut présidente du jury en cette année 1975. La Palme d’or est donc venue donc saluer l’essor d’un cinéma africain qui connaissait alors une véritable naissance. Pour mémoire, le cinéma algérien était alors considéré comme le fer de lance de ce mouvement (et non le cinéma égyptien, alors en crise).
Toutefois, les projections cannoises du film ont été compliquées car des anciens membres de l’OAS ont menacé de mort Mohammed Lakhdar-Hamina qui a bénéficié d’une protection rapprochée maximale pour pouvoir présenter son film. Cela n’a pas empêché le long métrage d’obtenir la récompense suprême, à savoir la toute première Palme d’or décernée à un pays africain. Le symbole est fort en cette époque de décolonisation et d’émergence du Tiers-monde. Mais au-delà de cet aspect géopolitique indéniable, Chronique des années de braise mérite pleinement sa récompense.
Malgré une restauration complète du film dans les années 2010 supervisée par Mohammed Lakhdar-Hamina lui-même, la fresque historique semble désormais grandement oubliée, ce qui a été favorisé par l’absence d’exploitation vidéo sur notre territoire. Une injustice qu’il faudrait réparer.
Critique de Virgile Dumez
Box-office de Chronique des années de braise
Film difficile à vendre par rapport aux autres Palmes d’or de la décennie (le Palmé de 1976, Taxi Driver de Martin Scorsese, dépassera les 2 697 000 spectateurs sur toute sa très longue carrière), Chronique des années de braise appartient aux petits du Panthéon cannois. Ses 500 113 spectateurs lui permettent, il est vrai, de doubler les 234 972 entrées de Conversation secrète de Francis Ford Coppola, au bide historique pour une Palme. Par ailleurs, entre 1974 et 2023, le film algérien bat également L’homme de fer d’Andrzej Wajda (378 000, 1981), Barton Fink de Joel Coen (475 000, 1991), Les Meilleures intentions de Bille August (91 000, 1992), Underground (443 000, 1995), L’anguille de Shohei Imamura (238 000, 1997), Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami (161 000, 1997), L’Eternité et un jour de Théo Angelopoulos (168 000 1998), L’enfant des frères Dardenne (385 000, 2005), 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mingu (328 000, 2007), Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul (127 000, 2010), Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan (360 000, 2014), The Square de Ruben Ostlund (353 000, 2017), et évidemment Titane de Julia Ducournau (306 000, 2021) qui n’avait pas grand-chose d’un film cannois dans son contenu de cinéma de genre underground davantage destiné à l’Etrange Festival !
Les Palmes d’or sur CinéDweller
Avec ses trois heures de métrage, le classique de Mohamed Lakdar Hamina trouve 6 écrans à Paris, le 26 novembre 1975, soit 6 mois après le palmarès. Parallèlement, il affronte Le sauvage (18 salles), et les films pour adultes Hard Love (9 salles) et Les orgies de Cléopâtre (4 écrans) qui suscitent davantage de désir chez les Parisiens qui voient enfin la censure céder. Sa première journée d’exploitation lui vaut 1 429 amateurs d’histoire à chaud.
Fort de sa présence à l’Elysées Cinéma, au Gaumont Rive Gauche, au Hautefeuille, au Gaumont Convention, au Caméo et au Wepler Pathé, le drame trouve 20 144 spectateurs en première semaine etdéboule en 13e place derrière Le sauvage (premier avec 114 000 entrées) et Hard Love (9e avec 27 000 spectateurs).
Il se maintient à 18 579 entrées la semaine suivante qui ouvre la fin d’année surtout propice aux divertissements de Noël. Le film demeure pourtant 13e à Paris, malgré 4 nouveautés qui se positionnent devant lui, dont Le Gitan, avec Alain Delon, et 7 Morts sur ordonnance. A Lyon, en revanche, le film remporte un succès, avec une belle 4e place.
En 3e semaine, la Chronique dépasse les 50 000 spectateurs, avec 13 246 spectateurs, dans 6 salles. L’épopée de guerre rate le top 15, mais se classe 6e à Lyon où il arrive à 11 000 spectateurs.
En 4e semaine, ce sont encore 10 254 Franciliens qui le découvrent. Désormais, ce sont 6 salles en intra-muros, dont La Clé, et deux en périphérie, qui le diffusent. Lyon est toujours au taquet.
Dans un contexte de cinéma encore morose où le porno est une révolution qui anime toute les discutions, où Christian Fechner est le roi du box-office, et Les Dents de la mer et A nous les petites anglaises s’apprêtent à dévorer la concurrence, Chroniques des années de braise trouve tranquillement sa place sur la durée. D’ailleurs, il lui faut attendre près de 2 mois après sa sortie parisienne pour enfin trouver de nouveaux écrans dans de grandes villes de province, en l’occurrence à Marseille, où il démarre 18e, avec 1 595 spectateurs, ou à Lille, Grenoble et Rouen. On n’arrive toutefois pas aux pics de Lyon où la fresque célèbre ses 25 000 spectateurs en 8 semaines, mais enfin elle peut traverser la France, en cette semaine du 14 janvier 1976.
Sa dixième semaine parisienne voit le film frôler les 100 000 spectateurs avec 3 484 entrées dans 3 salles et un total de 99 551 entrées. Chronique des années de braise restera au total 16 semaines à l’affiche à Paris, avec un regain intéressant en 15e semaine grâce à sa diffusion au Louxor, dans un quartier où l’immigration maghrébine désire le découvri, avec 7 450 spectateurs dans cette seule salle, ce qui lui vaut le 5e meilleur taux de remplissage pour un cinéma parisien, cette semaine-là, derrière le Publicis (Vol au dessus d’un nid de coucou), le Rex (Les aventuriers de Lucky Lady), et les Paramount Opéra et Montparnasse qui font fort en programmant également le classique de Miloš Forman en première semaine.
En ce début d’année 1976, le cinéma soufflait sur des braises qui s’éteindront dans les salles, avec une disparition progressive du film des écrans français où il ne sera pas repris, mais les rancœurs restera de toute part. La guerre d’Algérie demeure, des décennies après un sujet ardent.
Box-office de Frédéric Mignard
Les sorties de la semaine du 26 novembre 1975
Les Palmes d’or du Festival de Cannes
Voir le film en VOD
Biographies +
François Maistre, Mohammed Lakhdar-Hamina, Keltoum, Yorgo Voyagis, Sid Ali Kouiret
Mots clés
Cinéma algérien, Fresque historique, Le colonialisme au cinéma, La guerre d’Algérie au cinéma, Festival de Cannes 1975, Palme d’or