Le Goût de la cerise reste une œuvre majeure, d’un abord austère mais qui ne cesse de questionner le cinéma aussi bien que l’humain à la manière inimitable du grand cinéaste iranien.
Synopsis : Un homme d’une cinquantaine d’années cherche quelqu’un qui aurait besoin d’argent pour effectuer une mission assez spéciale. Au cours de sa quête, il rencontre dans la banlieue de Téhéran un soldat, un étudiant en théologie et un gardien de musée, vivant à la limite de la marginalité. Chacun va réagir à sa proposition de façon différente.
Le goût de la cerise ou l’aboutissement d’une démarche artistique
Critique : Ceux qui ont vu Le goût de la Cerise à sa sortie s’en souviennent sans doute : c’était un choc qui, pour beaucoup, a perduré. Comment Kiarostami s’y était-il pris pour, à partir d’une histoire et d’un dispositif minimaux, aboutir à un film aussi puissant, profond, et hypnotisant ? Certes, il y avait déjà eu Où est la maison de mon ami?, Close-up, ainsi que Et la vie continue, dont le dépouillement fécond avait marqué les esprits, mais Le goût de la cerise, Palme d’Or à Cannes en 1997, résonnait comme un aboutissement, la certitude d’avoir affaire à un très grand cinéaste dont l’originalité faisait percevoir de nouvelles possibilités à un art tout juste centenaire.
Le revoir aujourd’hui ne va pas sans appréhension : le temps conduit-il à dévaluer une œuvre autrefois adorée ? Garde-t-elle sa force, correspond-elle toujours à notre souvenir ? La réponse vient très vite. Dès les premières images, et surtout dans une belle copie restaurée (a-t-on déjà vu ce métrage dans d’aussi bonnes conditions?), le charme opère.
Une quête qui résonne comme une image de l’Iran contemporain
On y suit M. Badii, enfermé dans sa voiture (on sait son importance dans l’œuvre de Kiarostami, motif appelé à être utilisé de manière radicale dans Ten), qui parcourt les routes d’un paysage désolé en cherchant quelqu’un à faire monter. L’ambiguïté de la situation lui vaut des menaces et des refus, qu’il semble encaisser, imperturbable, ce qui ne fait que renforcer la fausse piste initiale. Cette quête infructueuse se poursuit jusqu’au générique, comme une annonce de ce que sera le film : rencontres, incompréhension, échec. Mais le cinéaste va se délier peu à peu de ce programme, comme il joue avec les attentes du spectateur en le désarçonnant sans cesse.
Le corps du métrage est constitué de trois rencontres : tour à tour, un soldat kurde, un séminariste afghan et un ouvrier âgé montent dans la voiture. Pour les deux premiers, la discussion commence par un questionnaire visant à évaluer les chances de tomber sur le bon candidat (que fait-il ? A-t-il besoin d’argent?), puis M. Badii en vient à sa demande : il veut se suicider et cherche quelqu’un pour jeter sur son corps de la terre. La demande, surprenante, offre des possibilités de dialogues argumentés qui revivifient le film en même temps qu’ils dressent en creux l’image de l’Iran contemporain, celui des émigrés, de la pauvreté. Rien pourtant d’un misérabilisme geignard. Toujours Kiarostami met en avant l’extrême dignité et l’affabilité de ces petites gens, alors que le protagoniste n’est lui-même pas toujours aimable.
Un film qui questionne les limites de la fiction
On s’attend donc à ce que le troisième subisse le même questionnement, mais le cinéaste préfère une ellipse impressionnante : l’homme a déjà accepté quand il apparaît, ou plutôt lorsqu’il parle, puisque son visage n’est dévoilé que tardivement. C’est lui qui va révéler ce qu’on avait à peine perçu auparavant, notamment avec le refus de M. Badii de manger des œufs parce qu’il les supporte mal (quelle importance au moment de mourir?), c’est à dire que sa certitude est bien fragile : d’où cette insistance, ce retour, ces atermoiements. D’une certaine manière, l’enjeu change : la question n’est plus de savoir s’il va trouver une personne pour l’assister, mais s’il va mener à bien son projet. Nous n’en saurons rien. Le film se clôt de manière inattendue, comme une dérobade qui laisse le spectateur face à ses interrogations. Comme souvent chez Kiarostami, c’est à lui de faire une partie du chemin, de se positionner, de poursuivre la réflexion engagée.
Le goût de la cerise est un film profondément moderne, ce qui en 1997, était déjà une sorte d’anachronisme. Moderne d’abord parce qu’il questionne les limites de la fiction : en filigrane au début (acteurs non professionnels, style proche du documentaire), de manière éclatante dans un épilogue qui montre le tournage, les techniciens et les figurants (en fait, la séquence a été réalisée lors des repérages, mais cela importe peu). L’illusion, le pacte entre le spectateur et l’auteur sont mis à mal de façon surprenante et un peu énigmatique : s’agit-il d’une simple distanciation ? d’une opposition souriante au noir de ce qui précède ? d’un effet de signature ? d’une volonté de décontenancer ? Il nous semble que cette fin n’est que l’aboutissement d’un malaise instauré pendant tout le film, comme si Kiarostami suggérait que, au-delà de l’anecdote, les interrogations que suscite son œuvre sont amenées à perdurer.
Une approche austère et aride, mais féconde
Il est aussi moderne en ce qu’il refuse les explications : on ne saura pas pourquoi M. Badii veut se suicider, et pas davantage s’il y parvient. Pour les cinéastes modernes, le réel est opaque, se refuse à l’intelligibilité humaine. En ce sens, Le goût de la cerise reste dérangeant ; son austérité même, semblable à celle des paysages parcourus, sert ce propos : le spectateur n’est pas détourné vers des chemins plus rassurants, son inquiétude demeure, et au-delà de la projection.
Il est enfin moderne par son refus non seulement du spectaculaire, mais encore des péripéties, son goût pour les temps morts, les aléas, les petites notations étranges (l’ombre chinoise de M. Badii disséminée par la poussière), qui peuvent déranger pour peu qu’on n’entre pas (et ce serait dommage) dans cette approche féconde, mais aride et d’un abord peu sympathique.
Un chef-d’œuvre universel
On pourrait gloser à l’infini sur le sens de cette œuvre riche, noter le rôle des vitres, disserter sur l’enfermement, le titre qui donne un éclairage différent au film, se demander s’il est réellement une célébration de la vie ou une interrogation sur son sens, relever les détails intrigants … Comme tous les chefs-d’œuvre, Le goût de la cerise est inépuisable. Son empreinte fait mesurer à quel point Kiarostami, en grand artiste qu’il était, a su apporter au cinéma une voix nouvelle, unique, qui, en partant du très particulier, s’élève, sans y insister, jusqu’à l’universel.
Les Palmes d’or sur CinéDweller
Test blu-ray :
Les suppléments : 3 / 5
L’analyse de Jean-Michel Frodon réjouit l’esprit : il y aborde les différents thèmes, les conditions du tournage et les suites du film, avec cette familiarité des bons connaisseurs (25mn). Plus étrange, Sohanak est un film tourné par le fils du cinéaste sur un dispositif proche de celui du Goût de la cerise : le réalisateur est au volant, commente, rencontre, s’amuse… Un témoignage précieux (59mn). Enfin un long making-of brut et parfois répétitif donne une idée de la méthode Kiarostami, dans sa rigueur et sa méticulosité (44mn).
Image : 4,5 / 5
On ne peut que s’incliner devant le magnifique travail de restauration qui aboutit à une copie non seulement propre, mais à la définition rutilante : on pourrait presque compter les feuilles sur les arbres et les cailloux de la carrière.
Son : 4,5 / 5
La seule piste disponible (en VOST, ce qui, vu le public potentiel, n’est pas dérangeant) est fine, permettant de goûter les effets voulus par le cinéaste (jeu avec l’audible, envahissement de bruits mécaniques, silences…) dans des conditions optimales.
Critique et test blu-ray : François Bonini