Apocalypse now n’appartient pas à l’Histoire du cinéma. Il est l’Histoire du cinéma. Ce monument de Francis Ford Coppola, en version cinéma, Redux (2001) ou Final Cut (2019), postule dans la catégorie du plus grand film de tous les temps.
Synopsis : Cloîtré dans une chambre d’hôtel de Saïgon, le jeune capitaine Willard, mal rasé et imbibé d’alcool, est sorti de sa prostration par une convocation de l’état-major américain. Le général Corman lui confie une mission qui doit rester secrète : éliminer le colonel Kurtz, un militaire aux méthodes quelque peu expéditives et qui sévit au-delà de la frontière cambodgienne.
Milius, George Lucas… et Orson Welles
Critique : Projet insensé né dans les années 60 de l’imagination du scénariste John Milius (futur réalisateur de Conan le Barbare et L’aube rouge), développé en collaboration avec George Lucas (le tout jeunot, celui qui n’avait pas encore réalisé La guerre des étoiles) qui souhaitait en réaliser un documenteur, Apocalypse Now évoquait la guerre quand l’Amérique était meurtrie dans sa chair, endeuillée par le conflit désastreux au Vietnam qui décimait sa jeunesse et ternissait l’image de son impeccable croissance économique. Coppola, lui aussi, pas très âgé, était fou du scénario qui transposait l’intrigue africaine du classique de la littérature britannique de Joseph Conrad (Heart of Darkness) dans les profondeurs de la jungle vietnamienne. Auparavant Orson Welles en personne avait voulu démarrer sa carrière en réalisant une adaptation fiévreuse de l’histoire de Conrad.
Apocalypse Now © 1979 Omnia Zoetrope / Apocalypse Now Redux © 2000 Zoetrope Corporation. All Rights Reserved –
Un projet dément qui inquiète
Personne à Hollywood n’en voulait ne voulait de script poisseux, suintant la folie et la démence. Il était trop tôt pour évoquer sur grand écran l’échec de guerre de l’Amérique et dévoiler au monde son trauma. George Lucas devait le mettre en boîte, mais se retrouve très vite happé par American Graffiti et surtout le projet de La guerre des étoiles. John Milius évoque également d’autres projets quand Coppola lui propose. Il passe la main. Le réalisateur de Conversation secrète se mettra à la tâche.
Le triomphe du jeune Coppola aux Oscar, en 1973, avec Le parrain et Le Parrain 2 (1975) va pourtant permettre à son auteur de concrétiser son rêve de visionnaire : filmer un cauchemar en Cinémascope pour mieux en révéler son absurdité. 35mm, 70mm, et un son Dolby Stereo ou Surround révolutionnaire ; Coppola poursuivait dans le domaine de l’expérience totale.
Coppola au bord de la banqueroute : un tournage catastrophe
Dans un élan d’indépendance qui lui est propre, Coppola s’autoproduit via sa société légendaire American Zoetrope Films et se lance dans une aventure cinématographique ponctuée de crises, de malaises et de désastres. Maladies, cataclysmes, excès de drogues… Au bout d’un tournage aux Philippines de 236 jours, souvent stoppé, et donc en proie à des dépassements de budget gigantesques, le cinéaste doit rallonger de 7 millions de dollars pour mettre un terme à ce film que personne n’envisage un jour de voir l’œuvre achevée. Roger Corman avait pourtant dit à son poulain qu’on ne tournait pas aux Philippines !
Coppola, qui perd des dizaines de kilos durant cette mésaventure grandiose, envisage le suicide et accouche d’un film profondément malade, marqué par les souffrances de son équipe -Martin Sheen a été hospitalisé à la suite d’un infarctus-, mais miraculeusement génial.
Une deuxième Palme d’Or pour Francis Ford Coppola
Film maudit qui devait provoquer la ruine de son réalisateur, Apocalypse Now est finalement dévoilé dans une version non achevée au festival de Cannes en mai 1979. Les journalistes, qui s’étaient alors déchaînés contre Coppola pendant ces années de tournage, raillant sa prétention et son pointillisme, ont le bec cloué. La déroute redoutée (et même souhaitée par certains) est en fait une claque violente, un chef d’œuvre instantané qui réécrit à lui seul l’histoire du 7e art. Coppola repart palmé (sa deuxième après Conversation secrète en 1974) et le cinéma n’a plus le même visage.
Un trip hallucinogène et hallucinant
Le film de guerre dont la musique est signée par le père de Coppola, Carmine, s’ouvre sur la musique surprenante des Doors (The End). Le ton nihiliste est donné sur forme d’oxymore entre le surf et les explosions qui crèvent l’écran. Le reste s’avère être en fait un trip hallucinogène moite, imbibé de sueur, transi de peurs et de torpeur, qui s’achemine vers une exploration sans concessions de l’âme humaine.
Au plus profond des abîmes, la nature de l’homme est analysée dans un laboratoire sauvage appelé jungle, qui révèle ce que l’homme a de plus primitif en lui. Le roman, pourtant très court, mais inadaptable de Conrad –Orson Welles s’y était attelé en 1939, avant de finalement l’abandonner pour tourner Citizen Kane– retraçait la remontée du fleuve Congo par rafiot ; ce dernier s’enfonçait dans des ténèbres organiques, l’enfer vert, métaphore grandiose de l’âme humaine.
Apocalypse sur le casting
Le casting impérial, bloqué des années dans une galère de tournage en territoire hostile, enflammé par les drogues et l’alcool, est en état de transe. Martin Sheen dans le rôle central du capitaine Willard, chargé de retrouver le mythique colonel Kurtz, au plus profond de la jungle pour l’éradiquer, s’offre à la caméra sans retenue. Sa beauté magnétique et son abnégation face à la caméra exigeante de Coppola, hantent longtemps les esprits, à l’instar des acteurs incarnant le groupe de soldats qu’il conduit au péril de sa santé mentale, et les autres militaires, gradés ou non, qu’il rencontre sur son passage. Beaucoup ont refusé le rôle de Willard, notamment Steve McQueen, Al Pacino, James Caan et Jack Nicholson. A l’issue d’un rebondissement de dernière minute, Harvey Keitel obtient le rôle et le lâche en raison d’un problème de contrat.
Tous illuminés et animés par des talents incroyables, ils habitent une œuvre qui s’est réalisée dans l’intransigeance. Robert Duvall, Laurence Fishburne gamin (il n’a que 14 ans à l’époque), Frederic Forrest, Dennis Hopper… se souviendront tous de ce tournage de légende, immortalisé par un documentaire, Hearts of Darkness, présenté à Cannes et distribué en salle en 1992.
L’ombre saisissante d’un Brando mortifère et fou
Mais dans ce casting de rêve, une légende vivante pèse de tout son poids sur l’ombre du film, comme elle a pesé pendant toute une décennie sur l’industrie hollywoodienne par son absence : Marlon Brando.
Apocalypse Now © 1979 Omnia Zoetrope / Apocalypse Now Redux © 2000 Zoetrope Corporation. All Rights Reserved – Illustrateur : Laurent Durieux
La star fuyante a été payée un million de dollars pour son apparition finale dans le rôle clé du capitaine Kurtz ; l’acteur mit d’ailleurs le tournage en péril refusant de se rendre aux Philippines si celui-ci était décalé (alors qu’il avait déjà empoché le million et qu’il ne comptait pas le rendre). Mal dans sa peau, honteux de sa nouvelle image qu’il avait alors cachée à tout le monde, y compris au cinéaste (l’acteur de Sur les quais avait considérablement grossi), le mal-être de Brando et son génie dramatique lui permettent de livrer une incarnation de Kurtz démente, proche de la folie pure, dans un final tribal essentiel à la construction d’un cinéma moderne et contemporain. Coppola, furieux par rapport à l’allure de la star américaine, contradictoire avec le corps fin de Kurtz, joue d’effets pour dissimuler la réalité calorique.
Horreurs et damnations
Loin de l’épopée de guerre ou du récit d’aventure que le film aurait pu être, Apocalypse now (tout est dans le titre !) patauge alors dans l’horreur pure (l’atmosphère étouffante a sûrement nourri le Cannibal Holocaust de Deodato), avec un paroxysme final déroutant. Une horreur psychologique, viscérale, inquiétante, troublante, obsédante. On ne ressort pas indemne de la projection de pareille œuvre, alors que la forme est aussi forte et prégnante que les idées philosophiques qu’elle accompagne.
Epoustouflante de réalisme et de cinématographie, la caméra de Coppola et son montage informatique (une première – le film a été tourné en pellicule, mais tout a été numérisé par la suite) explosent tous les canons passés pour s’imposer comme l’œuvre maîtresse d’un nouveau cinéma. Un cinéma explosif, où même la bande-son avait été soignée avec minutie : création du système 5.1 (et oui, tout est parti de là), composition de collaboration entre plusieurs grands compositeurs aux egos prononcés, emprunts au répertoire classique (raid d’hélicoptères sur du Wagner) et rock psychédélique (les Doors, évidemment).
Chronique testamentaire de la fin du septième art américain
Dans Apocalypse Now, tout corrobore pour donner une place unique à ce mastodonte du 7e art, œuvre d’un fou génial qui allait se perdre dans la jungle avec son équipe pour tourner la folie et finalement y trouver, pour reprendre les derniers mots du film « l’horreur », « l’horreur ».
On ne s’en est jamais remis.
L’industrie américaine reprendra très vite les choses en main. Une déception salée aux Oscars (seulement deux prix mineurs) pour remettre le réalisateur à sa place. Et les accidents industriels consécutifs de La porte du paradis de Cimino et de Coup de cœur du même Coppola en 1982, mettront un terme au grand cinéma d’auteur de ce Nouvel Hollywood. Les années 80 n’y verront aucun héritier, préférant pousser les cinéastes à s’adonner aux fantaisies divertissantes à effets spéciaux. Les années 90 concentreront les moyens dans l’action des blockbusters et les CGI. Quant aux années 2000 et 2010, elles tueront une bonne fois pour toute la conception même de cinéma, préférant insulter son public à grand renforts de reboots, spin offs et de productions super-héroïques où viennent se perdre les talents en série de grands cinéastes qui ne seront jamais des auteurs.
Apocalypse Now est donc une œuvre testamentaire, celle d’un cinéma visionnaire où l’art transcendait l’humain, tout en jetant un regard sans concession sur l’histoire et l’espèce humaine.
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Les sorties de la semaine du 26 septembre 1979
Apocalypse Now © 1979 Omnia Zoetrope – Artiste : Bob Peak