Evita est le dernier monument musical d’Alan Parker ; c’est aussi le meilleur rôle de Madonna sur le grand écran. Sans image de synthèse, avec des plans colossaux d’où ressortent des milliers de figurants, le musical entièrement chanté époustoufle et sensibilise en transcendant le pathos de sa morbidité certaine.
Synopsis : 1952. Eva Perón meurt prématurément d’un cancer alors qu’elle allait accéder à la vice-présidence de son pays. L’Argentine pleure cette paysanne dont l’ascension fulgurante et le combat pour la défense des pauvres ont modifié le cours de son histoire. Ce film opéra évoque la vie de cette femme qui connut selon Alan Parker “une destinée personnelle incroyablement originale et une histoire politique extraordinairement forte”.
Un drame musical lyrique ovniesque dans le contexte des années 90
Critique : Si dans les années 2010 Hollywood sert régulièrement un musical qui vient faire du pied à l’Académie des Oscars (Chicago, Les Misérables, Promenons-nous dans les bois, Mamma Mia!, Hairspray, Cats, le remake de West Side Story par Steven Spielberg…), la sortie d’Evita, projet pharaonique adapté du musical d’Andrew Lloyd Weber (pour la musique) et Tim Rice (pour les paroles), faisait figure d’OVNI au cœur d’une décennie totalement allergique au genre. Il y a bien eu l’échec de Blues Brothers 2000, le Woody Allen Tout le monde dit I love You, mais quoi d’autre en dix ans ? L’abandon des séquences musicales dans les Disney animés ?
Il fallait donc de l’audace pour monter à l’écran un projet monstre, tiré d’un succès des années 70 qui commençait à dater, voué à être entièrement chanté au risque de passer aux yeux et aux oreilles du public et des critiques de l’époque comme un interminable vidéo-clip, ce qu’on reprocha effectivement à l’arrivée au long métrage qui ne collait pas aux canons cinématographiques de son temps. Oui, on se situait bien avant l’obsession vocale des télécrochets, des programmes pour adolescents Disney qui ont imposé le musical sur le petit écran pour tous les âges (High School Musical) et surtout de la Glee génération qui déringardisera une bonne fois pour toute le genre considéré comme moribond à la décennie précédente.
Madonna succède à Meryl Streep
Porté avec ferveur par Alan Parker, qui succéda à d’autres grands noms de cinéaste pour retranscrire la vie d’Eva Perón, femme du peuple devenue l’épouse du leader d’Argentine dans les années 40, le projet avait surtout été attaché au nom de Meryl Streep comme tête d’affiche, dès la fin des années 80. Les complications aidant, l’ascension foudroyante de la chanteuse comédienne Madonna s’interposant, elle dût renoncer au film qui lui tenait à cœur, quand la madone, sortie de la période la plus trash de sa sulfureuse carrière (le documentaire gay friendly In bed with Madonna, le livre porno chic Sex, le nanar érotique Body of evidence, et l’album sexy Erotica), obtient non sans mal le rôle-titre, à l’agacement des Argentins qui manifestent contre l’idée d’avoir une “femme-putain” dans le rôle de l’icône nationale associée aux classes populaires et aux programmes sociaux en faveur du peuple, fauchée par la maladie prématurément à l’âge de 33 ans.
Après Sex, Madonna s’assagit et trouve la lumière
La star des hit-parades, abonnée aux gros titres à scandales, voyait dans Evita le reflet de sa mère, elle-même décédée d’un cancer à 30 ans, et surtout une personnalité féminine forte, à son image, qui a dû se battre pour s’imposer, notamment au cœur de l’élite dirigeante, peu encline à ouvrir ses portes à une femme du peuple, voire à une femme tout court. Aux enjeux personnels de la chanteuse s’ajoutent également des enjeux artistiques patents. Après la traversée du désert relative qu’elle connaît dans les années 90 pour avoir exhibé ses fantasmes sexuels à une époque où aucune star n’avait jamais commis pareils péchés sur scène, elle doit émousser son image, alors qu’elle approche de la quarantaine ; elle tombera d’ailleurs enceinte durant le tournage du film et trouvera la lumière.
Les destinées tragiques d’une bâtarde de la campagne
La star, sur la voie de l’assagissement (elle sortira une collection de ballades et l’album Ray of Light, peu après) embrasse donc le rôle d’Eva Perón avec conviction. Le résultat est à l’écran criant. Malgré les limites de sa voix, les enregistrements studio (comme pour tous les acteurs non chanteurs qui participent à ce type de film) magnifient ses envolées vocales et jamais sa voix ne parut aussi cristalline et puissante. La star de Vogue et Like a prayer passe donc le film à chanter ses ambitions de fille de la campagne qui utilise les hommes pour accéder au sommet de la hiérarchie, tout en chantant admirablement ses émotions qui la tirent inexorablement vers la mort. Moins un film politique qu’un drame personnel, la vision projetée de l’Argentine en crise de l’époque, est surtout celle du désenchantement d’une destinée grandiose qui ne cesse de se demander “But happens now, where am I going to ?“, sorte de leitmotiv plombant qui semble la précipiter vers son inéluctable trépas, qu’importe la réussite.
Moins gai que la plupart des musicals, Evita se veut effectivement être la tragédie d’une existence vouée à un déterminisme glaçant (la scène de la bâtarde au début du métrage est remuante) qui se fait plus ou moins l’écho d’une classe sociale qui a cru, elle-même, à la possibilité d’un mieux. Avec la présence d’un narrateur omniscient qui paraît tour à tour comme l’esprit de la nation, du peuple, le guide spirituel de l’héroïne, un ange gardien, notamment lors d’une séquence de tango sobre qui expose dangereusement le personnage d’Evita aux ténèbres, une morbidité certaine plane sur cette œuvre, qui ouvre sur l’annonce bouleversante de la mort de la femme du chef d’État et s’achève de façon cathartique sur un requiem déchirant.
L’ultime grand film du géant Alan Parker
Alan Parker, loin d’être un nouveau venu dans le genre du musical (The Wall, Bugsy Malone, Les Commitments), associé aux talents du directeur de la photo Darius Khondji, sur un script coécrit par Oliver Stone (ce dernier devait réaliser le projet en 1988, avec Madonna ou Barbra Streisand, avant d’abandonner), fait des miracles à la réalisation. Les idées fusent, le montage s’avère parmi les plus complexes de son œuvre, et les plans monumentaux, en hommage aux productions hollywoodiennes des années 50, avec un nombre époustouflant de figurants et de décors grandioses, se succèdent à une allure cadencée au risque de donner le vertige.
Œuvre de la démesure, Evita aligne des plans qui s’inspirent souvent de toiles de maître, ce qui donne lieu à une beauté visuelle qui n’est pas sans sens, dans un contexte philosophique, social, politique et humain, que la narration chantée ne vient jamais diminuer. La réalisation retranscrit avec fulgurance et dynamisme l’ascension inexorable avec une obsession maline pour la décrépitude qui demeure, tant l’on sent l’ombre de la mort planer, notamment via les interventions du narrateur joué par Antonio Banderas, le regard noir et la présence vocale puissante. Banderas, acteur souvent fade, a rarement été aussi habité par un rôle.
Dans cet accomplissement hors norme du musical intransigeant qui se veut l’écrin luxueux d’un musical du West End, ensuite exporté à Broadway, il faut évidemment adhérer au parti pris du tout-chanté, qui s’offre comme une belle alternative au cinéma traditionnel, et surtout savoir s’ouvrir au style pompeux, et pourtant très élaboré d’Andrew Lloyd Weber, qui multiplie les ponts musicaux, les thèmes, et offre même au film un titre supplémentaire par rapport à l’œuvre originale, You must love me, premier single de la bande originale du film, qui remportera l’Oscar de la Meilleure Chanson originale.
Le triomphe de la bande originale numéro 1 du top 50
Evita, film envoûtant qui opère un travail de catharsis en profondeur, est sûrement l’un des plus beaux exemples de mélodrame, de ceux qui n’ont pas peur de mettre les mains dans le pathos, pour faire ressortir la beauté de la mort dans l’art. Le succès américain fut correct (50M$), et au Royaume-Uni ce fut un triomphe, de par les affinités du pays avec le genre. En France, pays alors allergique à ce type de film, l’expérience fut plus difficile. Le distributeur UFD (UGC et la Fox, donc) décida d’une exposition sur moins de dix villes, avec des places vendues à l’avance dans des points de vente différents (Fnac & co.), et une seule salle prestige sur Paris pour son ouverture, le défunt Kinopanorama sur la mauvaise rive. UFD espérait un bouche-à-oreille qui allait s’étendre peu à peu sur une tournée des villes. Oui, Evita, dans ce contexte, resta longtemps à l’affiche, mais sa carrière fut largement abîmée par l’étroitesse de la démarche qui ne lui permit pas de faire plus de 277.000 entrées en France (dont 96.000 sur Paris). Le film restera 37 semaines à l’affiche chez nous. Avec une sortie canonique, au vu du battage médiatique imposant, le film aurait pu réaliser en une seule semaine ce qu’il réalisa sur toute sa carrière. Dommage.
L’album de la bande originale, lui, se vendit comme des petits pains (6.5M dans le monde), aidé par le succès du deuxième single tiré de l’album, Don’t cry for me Argentina, jadis immortalisée par la première Evita, la comédienne Patti Lupone, qui permit à Madonna de retrouver la première place du top 50 français, dix ans après La Isla Bonita, avec 610.000 exemplaires vendus. Aucun autre marché de la planète n’en vendit autant.
Sorties de la semaine du 8 janvier 1997
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Alan Parker, Madonna, Antonio Banderas, Jonathan Pryce, Oliver Stone, Patti Lupone