Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution : critique (1965)

Science-fiction, Thriller, Drame | 1h39min
Note de la rédaction :
9/10
9
Alphaville, l'affiche

  • Réalisateur : Jean-Luc Godard
  • Acteurs : Anna Karina, Jean-Pierre Léaud, Akim Tamiroff, Eddie Constantine, Howard Vernon, László Szabó, Michel Delahaye
  • Date de sortie: 05 Mai 1965
  • Nationalité : Français, Italien
  • Titre original : Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution
  • Titres alternatifs : Lemmy Caution gegen Alpha 60 (Allemagne) / Lemmy contra Alphaville (Espagne) / Alphaville, una extraña aventura de Lemmy Caution (Mexique) / Agente Lemmy Caution : Missione Alphaville (Italie) / Alphaville, un mundo alucinante (Argentine)
  • Année de production : 1965
  • Scénariste(s) : Jean-Luc Godard
  • Directeur de la photographie : Raoul Coutard
  • Compositeur : Paul Misraki
  • Société(s) de production : André Michelin Productions, Filmstudio, Chaumiane
  • Distributeur (1ère sortie) : Athos Films
  • Distributeur (reprise) : Les Acacias
  • Date de reprise : 22 février 2012
  • Éditeur(s) vidéo : RCV (VHS) / StudioCanal (DVD, 2004, 2007) / StudioCanal (coffret blu-ray, 2017)
  • Date de sortie vidéo : 16 mai 2017 (coffret blu-ray)
  • Box-office France / Paris-périphérie : 503 125 entrées / 199 777 entrées
  • Box-office nord-américain : 47 696 $ (soit 417 960 $ au cours ajusté de 2021)
  • Budget : -
  • Rentabilité : -
  • Classification : Tous publics
  • Formats : 1.37 : 1 / Noir et Blanc / Son : Mono
  • Festivals et récompenses : Ours d'Or au Festival de Berlin 1965
  • Illustrateur / Création graphique : Jean Mascii
  • Crédits : StudioCanal
  • Franchise : 8ème film de la saga de l'agent Lemmy Caution interprété par Eddie Constantine
Note des spectateurs :

Alphaville compte parmi les meilleurs films de Jean-Luc Godard par son atmosphère sombre et ses thématiques fortes sur la dictature des normes, tout en étant une splendide déclaration d’amour à Anna Karina. Indispensable.

Synopsis : Dans une époque postérieure aux années 1960, les autorités des “pays extérieurs” envoient le célèbre agent secret Lemmy Caution en mission à Alphaville, une cité désincarnée, éloignée de quelques années-lumière de la Terre. Caution est chargé de neutraliser le professeur von Braun, despote d’Alphaville, qui y a aboli les sentiments humains. Un ordinateur, Alpha 60, régit toute la ville. Un message de Dickson, un ex-agent secret, ordonne à Lemmy de “détruire Alpha 60 et de sauver ceux qui pleurent”. Mais ce dernier est enlevé, interrogé par Alpha 60 et condamné à mort…

Un faux épisode de la saga Lemmy Caution

Critique : Au début des années 60, Jean-Luc Godard divise la critique entre réfractaires absolus et admirateurs farouches, mais il ne laisse personne indifférent. Souvent considéré comme le chef de fil d’un cinéma intellectuel complexe, Godard a pourtant rapidement intégré dans son univers des personnalités de la culture populaire. Ainsi, il a fait jouer Brigitte Bardot dans son chef-d’œuvre Le mépris (1964) et avait déjà collaboré avec l’acteur Eddie Constantine pour un sketch du film Les sept péchés capitaux (1961) où Godard l’avait fait interpréter un personnage nommé le paresseux. Il fera de même par la suite en faisant jouer dans ses films des stars comme Johnny Hallyday (Détective) ou encore Alain Delon (Nouvelle vague).

Il n’est donc pas si étonnant que Godard souhaite à nouveau plonger un personnage typique de la culture populaire de l’époque, à savoir l’agent secret Lemmy Caution (rôle emblématique de Constantine), dans un univers qui lui est apparemment totalement étranger. Effectivement, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) n’a absolument rien à voir avec la saga qui a rendu célèbre l’Américain en France.

Un film d’anticipation qui transfigure le présent par la magie du cinéma

Tout d’abord, le film n’appartient pas au genre du polar ou du film d’espionnage, mais s’aventure plutôt du côté de la science-fiction par la description d’une société futuriste qui semble largement inspirée de 1984 de George Orwell, mais aussi de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. On notera d’ailleurs que ce dernier sera également adapté l’année suivante par un autre pilier de la Nouvelle Vague, à savoir François Truffaut.

Godard s’inspire donc très librement de ces œuvres d’anticipation, mais ajoute comme à son habitude des références culturelles plus subtiles : il cite par exemple les travaux de Borges sur le temps et s’appuie constamment sur le recueil de poèmes de Paul Eluard intitulé Capitale de la douleur (publié en 1926). A ces références littéraires, il faut ajouter bien entendu un hommage sincère au film noir et notamment aux ambiances nocturnes et expressionnistes du cinéma de Fritz Lang. On songe également parfois aux images contrastées du Procès (1962) d’Orson Welles dont les thématiques sont assez semblables. Enfin, comment ne pas évoquer l’influence manifeste de La jetée (Marker, 1962) dont on retrouve là aussi des traces subliminales un peu partout dans Alphaville ?

Paris filmé dans un noir et blanc crépusculaire

Nourri de multiples références, Alphaville n’en construit pas moins un univers profondément original en ce sens que Jean-Luc Godard traite la science-fiction avec le moins d’artifices possible. Il se refuse ainsi à inventer des machines extraordinaires et ne fait donc que détourner certains objets du quotidien de leur usage ordinaire. Ainsi, Alphaville est une ville d’une autre galaxie mais qui est clairement identifiable comme étant Paris et sa proche banlieue. Le cinéaste s’est uniquement servi des bâtiments les plus modernes de l’époque – dont la toute nouvelle Maison de la radio – pour en faire des décors futuristes. Le reste n’est qu’affaire d’éclairage et de cadrage. Ainsi, le grand ordinateur Alpha 60 qui contrôle la ville n’est rien d’autre qu’un ventilateur filmé de manière à faire illusion.

Afin d’obtenir ce rendu très particulier, Godard est allé jusqu’à Londres pour acquérir une toute nouvelle pellicule bien plus sensible à la lumière. Il a ainsi mis son directeur de la photographie Raoul Coutard au défi de tourner une œuvre nocturne avec fort peu de lumière. Malgré les réticences de son technicien préféré, le rendu à l’écran ne paraît jamais sous-éclairé et le résultat final est tout bonnement exceptionnel. Baigné dans une lumière crépusculaire, Alphaville propose un noir et blanc expressionniste de toute beauté qui a sans nul doute influencé bien plus tard un réalisateur comme Lars von Trier pour Element of Crime (1984) puis Europa (1991), ce dernier avec Eddie Constantine justement.

Pour en terminer avec la beauté formelle de cette œuvre hors norme, signalons également l’utilisation judicieuse de la musique de Paul Misraki. Celle-ci semble se conformer aux canons de la musique de thriller, mais est détournée de sa fonction première pour servir de ponctuation sonore dans une œuvre dépourvue d’action.

Description d’une société futuriste sans âme

Effectivement, ce qui permet à Alphaville de se hisser au niveau des grandes œuvres cinématographiques vient de sa richesse thématique. L’auteur y décrit de manière quasiment prophétique (mais il n’était pas le seul, comme on l’a vu précédemment) une société futuriste où tout serait régi par des ordinateurs, ce que l’on allait appeler plus tard des Intelligences Artificielles – même si l’idée émerge dès les années 50. Dans une société gouvernée par des scientifiques et des logisticiens, les émotions humaines sont donc bannies. Même le dialogue est constitué de phrases stéréotypées et répétitives qui ne montrent aucune empathie envers son prochain. Le spectateur met un peu de temps à s’habituer à cette police de la pensée qu’il découvre en même temps que le personnage incarné par Eddie Constantine.

On finit par comprendre que certains mots ont même été bannis des dictionnaires, que toute poésie est interdite et que la moindre manifestation d’une émotion peut vous condamner à mort. Godard cible ici tout type de société totalitaire, qu’elle soit capitaliste ou communiste, les renvoyant dos à dos. Malheureusement, les années qui ont suivi ont montré que l’artiste pouvait lui aussi se fourvoyer dans un art propagandiste qu’il rejette dans Alphaville avec force et conviction.

Alphaville est aussi un poème d’amour adressé à Anna Karina

Toutefois, le cinéphile passerait à côté du long-métrage s’il n’y voyait pas également une superbe histoire d’amour. Non pas celle entre Eddie Constantine et Anna Karina, assez peu crédible il faut bien le dire, mais celle qui transpire à l’écran entre Godard et sa muse. Le couple connaît alors une période de crise et de séparation, et Alphaville est sans doute la plus belle preuve d’un amour toujours ardent de la part de Jean-Luc Godard. On a même le sentiment que l’ensemble du film est un long poème dont le but ultime réside dans la dernière phrase prononcée par le personnage féminin qui déclare pour la première fois de sa vie : Je vous aime. Cette épiphanie finale vient achever de la plus bouleversante des manières une œuvre pourtant globalement glaciale et sombre.

Truffé de trouvailles visuelles, avec notamment un vertigineux plan-séquence de quatre minutes, mais aussi des coupes brutales, des ruptures dans la bande sonore et autres contournement des règles traditionnelles, Alphaville est donc un nouveau bijou à mettre à l’actif d’un cinéaste décidément en pleine possession de ses moyens à cette époque. Le jury du Festival de Berlin ne s’est pas trompé en lui attribuant l’Ours d’Or en 1965, alors que le film était déjà sorti dans les salles françaises.

Une déception commerciale pour une œuvre pourtant majeure

Lors de sa sortie parisienne du 5 mai 1965, le long-métrage n’entre qu’en 6ème position du box-office avec 25 648 curieux pour sa semaine d’investiture. Le film se maintient ensuite autour des 20 000 spectateurs par semaine durant un mois, avant d’entamer une chute en cinquième semaine. Le long-métrage n’a eu qu’une première exclusivité assez décevante dans la capitale, même si avec les reprises, Alphaville termine avec 199 777 fans de Lemmy Caution dans les salles parisiennes.

Sur la France, le long-métrage n’entre qu’à la 15ème place du box-office et va cumuler 503 125 entrées sur toute sa carrière. Les chiffres varient fortement d’une semaine à l’autre, sans doute à cause d’une exposition variable en fonction des régions. Dans tous les cas, le film est bien un échec commercial puisque la présence d’Eddie Constantine devait assurer au long-métrage une moyenne d’un million et demi de fidèles dans les salles. Mais le grand public s’est méfié du nom de Godard au générique et le long-métrage constitue l’un des plus gros échecs de la carrière de l’acteur qui était alors très populaire en France.

Toutefois, Alphaville a depuis pris sa revanche en influençant fortement la culture populaire (le groupe de new wave allemand Alphaville s’est appelé ainsi en référence au long-métrage, par exemple), mais aussi en étant souvent repris au cinéma. Il est désormais considéré à juste titre comme une pierre angulaire du cinéma de Godard.

Critique de Virgile Dumez

Les sorties de la semaine du 5 mai 1965

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Alphaville, l'affiche

© 1965 StudioCanal Image – Filmstudio / Affiche : Jean Mascii. Tous droits réservés.

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Alphaville, l'affiche

Bande-annonce d'Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution

Science-fiction, Thriller, Drame

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