Biopic académique, Jeanne d’Arc vaut surtout pour la prestation inspirée d’Ingrid Bergman, à condition d’être visionné dans sa version intégrale de plus de deux heures et vingt minutes. Retour sur une œuvre qui a fait couler beaucoup d’encre.
Synopsis : France 1428. Jeanne, jeune et innocente paysanne, est guidée par des voix célestes. Elle est alors convaincue que la volonté de Dieu est de libérer la France de l’oppression anglaise. Portée par sa foi et son courage, elle demande une audience auprès de Charles VII, le dauphin de France pour pouvoir lever une armée. Découvrez l’incroyable histoire de Jeanne d’Arc, sainte libératrice de France au destin tragique.
Jeanne d’Arc, le projet d’une vie pour Ingrid Bergman
Critique : Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’actrice d’origine suédoise Ingrid Bergman est l’une des plus grandes stars de son temps, forte de ses multiples succès hollywoodiens, au cœur de films immenses tels Casablanca (Michael Curtiz, 1942), Pour qui sonne le glas (Sam Wood, 1943) et deux Hitchcock d’excellente facture, à savoir La maison du Docteur Edwardes (1945) et Les enchaînés (1946). Désormais en position de force au sein des studios, Ingrid Bergman choisit de monter elle-même un projet qui lui tient à cœur depuis sa tendre enfance : incarner à l’écran la sainte Jeanne d’Arc pour laquelle elle voue une admiration sans borne. Cet amour prendra d’ailleurs la forme d’une superproduction datant de 1948, mais la comédienne reviendra également au personnage en 1954 avec Jeanne au bûcher, oratorio filmé par Roberto Rossellini.
Pour l’heure, Ingrid Bergman peine à imposer ce sujet qui ne passionne pas les gros producteurs hollywoodiens et qui impose un budget élevé pour être concrétisé. Qu’à cela ne tienne, la comédienne prend son indépendance et se tourne vers le producteur Walter Wanger qui accepte de financer le long-métrage à hauteur de 4 600 000 $ (soit 58 870 000 $ au cours de 2024). Une sacrée somme qui sert à créer les costumes, les décors, les centaines de figurants, à payer les acteurs prestigieux, ainsi que le réalisateur Victor Fleming qui incarne un certain classicisme hollywoodien depuis qu’il a tourné durant la même année Le magicien d’Oz (1939) et bien entendu Autant en emporte le vent (1939), ni plus ni moins que le plus gros succès de l’histoire du cinéma. Une sacrée caution pour un projet qui s’annonce toutefois casse-gueule auprès d’un public américain pas forcément très au fait de l’aventure de la sainte française.
Jeanne d’Arc charcutée sur la table de montage
Produit en indépendant, Jeanne d’Arc (1948) reçoit un accord de distribution international avec la firme RKO Pictures et pourra ainsi bénéficier d’une sortie événement sur tous les territoires qui comptent alors, dont la France. Toutefois, après avoir connu un tournage sans grande histoire – si ce n’est l’idylle malheureuse entre Ingrid Bergman et son réalisateur – Jeanne d’Arc n’a pas convaincu Walter Wanger de la nécessité d’une durée imposante de 2h25min. Après quelques projections test qui se sont mal déroulées, Victor Fleming perd le contrôle de son film et les monteurs charcutent son travail, l’amputant d’environ 45 minutes.
Coupé d’un tiers de sa durée initiale, le film ne se remet pas vraiment du massacre, d’autant que les monteurs emploient une voix off pour faire le lien entre des événements qui sont restés sur la table de montage.
Une version longue plus satisfaisante sur le plan thématique
Au moment de sa sortie, Jeanne d’Arc subit donc un nombre conséquent de critiques qui s’insurgent contre sa simplification abusive des enjeux et son aspect trop illustratif. Autant de reproches qui s’appliquent bien au montage de 1h40min, proprement catastrophique. Heureusement, au cours des années 2000, des archivistes ont réussi à retrouver aux Pays Bas des copies complètes, comprenant les scènes tombées sous les coups de ciseaux dans les années 40. Ainsi, le montage initial voulu par Victor Fleming a été reconstitué, permettant aujourd’hui de redécouvrir une œuvre longtemps vilipendée, mais qui retrouve une forme plus à même de nous satisfaire.
© 1948 King World Productions, Inc. / © 2016 CBS Broadcasting Inc. Tous droits réservés.
Seule version valable aujourd’hui, la version longue a le mérite de rétablir une certaine forme de complexité dramatique au cœur d’un film trop longtemps amputé. Ainsi, les auteurs du script, qui s’inspirent de la pièce de théâtre Jeanne de Lorraine de Maxwell Anderson, jouée en 1946, et non pas des écrits du Moyen-âge – la nuance est importante – ont eu l’intelligence de ne pas insister sur la matérialisation des voix entendues par la Pucelle. Mieux, ils appuient sur les enjeux politiques français de l’époque et tentent d’expliquer de manière assez crédible comment une adolescente illettrée a pu créer un vent d’enthousiasme dans le Royaume de France au 15ème siècle. Souvent raillée par son origine hollywoodienne, cette version de l’épopée de Jeanne d’Arc n’est donc pas si inepte que cela et propose même des théories intéressantes sur cette destinée hors normes.
Jeanne d’Arc, c’est avant tout Ingrid Bergman au firmament
Tout ceci est soutenu par le jeu inspiré de la grande Ingrid Bergman qui a mis tout son talent d’incarnation au service d’un personnage qu’elle défend avec conviction. Totalement crédible dans ce rôle, l’actrice est tout bonnement exceptionnelle et ceci malgré le caractère ripoliné de son maquillage, des costumes et de sa coupe de cheveux.
Effectivement, le plus gros défaut de Jeanne d’Arc (1948) vient du style très académique du cinéaste Victor Fleming. Même lors des échauffourées, les acteurs paraissent toujours parfaitement peignés, maquillés, tandis que les images en Technicolor inondent l’écran de couleurs vives et d’éclairages sans grande nuance. Bien entendu, ce sont ici les impératifs techniques des grands studios qui sont à l’œuvre, mais cela donne un aspect affreusement artificiel à l’ensemble. Le spectateur a bel et bien l’impression constante d’assister à une reconstitution historique soignée, mais trop souvent désincarnée.
Une fin grandiloquente qui succombe à l’imagerie religieuse
Si la première partie est plutôt valeureuse grâce au jeu très nuancé de José Ferrer, excellent en Charles VII, la seconde consacrée au procès révèle un peu trop son origine théâtrale. Là où le métrage parvenait à ne pas trop tomber dans l’hagiographie, la séquence finale de Jeanne au bûcher n’échappe pas à une illustration sulpicienne assez insupportable. Jeanne se meurt donc sur fond de musique religieuse, avec chœurs féminins à la clé, tandis qu’une lumière divine semble venir du Ciel. Ce final, terriblement académique et parfait pour émouvoir un public paroissial, ne convainc pas malgré tous les efforts d’Ingrid Bergman pour nous tirer des larmes. Le film croule alors sous le poids de ses ambitions, alors que les deux premières heures ont su déjouer un grand nombre de pièges liés à son sujet.
Présenté au public de New York au mois de novembre 1948 lors d’une grande avant-première événementielle, Jeanne d’Arc (version courte, donc) n’a pourtant pas convaincu les Américains. Ils ont globalement boudé le long-métrage, d’autant qu’en 1949, Ingrid Bergman a décidé d’écouter son cœur et a quitté sa famille avec perte et fracas pour vivre une idylle italienne avec le cinéaste Roberto Rossellini.
Ingrid Bergman, de star à paria en moins d’un an
Passant du jour au lendemain de star adulée à paria de la bonne société américaine, Ingrid Bergman a reçu des centaines de lettres d’insultes de la part des ligues de vertus et d’un grand public qui ne la respecte plus. Ainsi, la carrière commerciale de Jeanne d’Arc fut très courte et le métrage n’a cumulé que 5 768 142 $ (soit 73 710 000 $ au cours de 2024). Autant dire que le compte n’y est pas et le réalisateur Victor Fleming ne s’est jamais remis de cette déception commerciale, et encore moins de sa liaison avec Ingrid Bergman. Fragilisé, le réalisateur meurt d’un infarctus en janvier 1949 à l’âge de 59 ans. Il n’a donc jamais connu la sortie triomphale du film en France.
Jeanne d’Arc, une sortie française triomphale
Effectivement, le biopic académique est présenté au public parisien à partir du 21 octobre 1949 dans deux salles d’exclusivité, à savoir les prestigieux Gaumont-Palace (d’une capacité de 4 600 places) et Rex (capacité de 3 292 sièges) où le film parvient à réunir 418 038 Parisiens en 5 semaines. Cela place le film en pôle position pour ces deux salles majeures de l’exploitation parisienne pour l’année 1949. Mais la province n’est pas en reste avec de très beaux scores également à Lyon où le métrage génère 100 000 tickets en 12 semaines en tête d’affiche. Les résultats sont également formidables à Bordeaux (35 507 entrées en deux semaines), à Toulouse (45 726 tickets en quinze jours) ou encore à Strasbourg (84 279 billets déchirés en seulement 45 jours). Tous ces chiffres proviennent du Film français n°271-272 datant de 1950.
Ces informations sont confirmées par une note vue en page 4 du Cinéopse n°282 de novembre 1949 où il est écrit :
Le grand film RKO de Victor Fleming Jeanne d’Arc avec Ingrid Bergman a, dès sa sortie au Gaumont-Palace et au Rex, remporté un très grand succès. Ce succès se confirme également dans toutes les grandes villes de France où il est actuellement présenté.
Un biopic triomphal qui renaît de ses cendres en version longue
Finalement, le long-métrage s’est imposé au cours d’une très longue carrière comme le plus gros succès commercial de l’année 1949 en France. D’ailleurs, il a été sacré meilleur film étranger par les exploitants français en 1950, preuve du magnifique remplissage des salles le diffusant. Toutes exploitations comprises, le biopic a attiré 7 092 586 spectateurs et plus d’un million de Parisiens.
Reprise ensuite plusieurs fois en VHS, la version française d’une durée de 100 minutes est aujourd’hui reléguée en bonus au sein des éditions DVD et blu-ray disponibles depuis 2016. Seule la version intégrale de 2h25min a les honneurs d’une restauration en HD et, force est d’admettre qu’il s’agit de la seule version regardable d’un film à Oscars qui n’aura jamais connu la gloire aux States et qui n’a d’ailleurs obtenu que deux statuettes pour sa photographie couleur et pour ses costumes.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 21 octobre 1949
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© 1948 Sierra Pictures / Affiche : Bernard Lancy. Tous droits réservés.
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Victor Fleming, Francis L. Sullivan, Ray Saunders, John Ireland, Ingrid Bergman, José Ferrer, Ray Teal, J. Carrol Naish, Cecil Kellaway, Ward Bond