Bijou du cinéma anglais, le Hamlet de Laurence Olivier s’avère passionnant par ses aspects psychanalytiques et splendide sur le plan esthétique. Un spectacle aussi intelligent que magnifiquement réalisé qui marqua profondément l’année cinématographique 1948, et l’histoire du cinéma tout simplement. Du bonheur cinéphile à l’état pur.
Synopsis : A Elseneur, le spectre du roi défunt révèle à son fils, le prince Hamlet, avoir été assassiné par Claudius, son propre frère, qui s’est ainsi emparé de sa couronne et de sa femme. Hamlet décide de simuler la folie afin de confondre le coupable et de préparer sa vengeance…
La première version parlante du Hamlet de Shakespeare
Critique : Après la Seconde Guerre mondiale, Laurence Olivier est considéré comme l’un des plus grands acteurs britanniques, auréolé par ses prestations scéniques énergiques et audacieuses, mais aussi par quelques films à succès à Hollywood comme Les hauts de Hurlevent (Wyler, 1939) et Rebecca (Hitchcock, 1940). Très ambitieux, l’artiste est également passé à la réalisation avec Henry V (1944) d’après l’œuvre de William Shakespeare. Ne comptant pas s’arrêter en si bon chemin, Laurence Olivier se lance un nouveau défi de taille, à savoir adapter au grand écran la pièce la plus longue de Shakespeare : Hamlet (plus de quatre heures dans la version la plus complète).
Pour mémoire, cette pièce écrite vers 1600 constitue l’un des monuments du théâtre élisabéthain. Joué dans l’enceinte du fameux Théâtre du Globe, Hamlet fut en son temps un énorme succès qui a influencé des générations de dramaturges et qui a connu d’ailleurs plusieurs versions différentes et remaniements. Adapté à plusieurs reprises durant la période du cinéma muet – où l’on se concentrait essentiellement sur certains aspects de l’intrigue –, notamment par Georges Méliès en 1907, Hamlet posait un énorme problème à l’avènement du parlant puisqu’il était impossible de filmer le texte en intégralité.
Une version psychanalytique de la pièce
Laurence Olivier, motivé une fois de plus par sa passion pour Shakespeare, est donc le tout premier à relever le défi de l’adaptation et celui-ci s’est orienté vers des décisions radicales. Plutôt que de conserver toutes les intrigues secondaires en ne coupant que les dialogues, Laurence Olivier a préféré resserrer l’intrigue sur l’histoire de famille d’Hamlet, en sacrifiant plusieurs personnages périphériques (dont les protagonistes comiques Rosencrantz et Guildenstern). Si l’on excepte le personnage d’Osric qui est délibérément drôle – et incarné par un Peter Cushing à contre-emploi – Laurence Olivier n’a pas tenu à conserver le mélange des genres et s’oriente donc ici vers la pure tragédie.
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D’ailleurs, le cinéaste opère d’autres choix qui sont bien de son époque. Ainsi, il suit la tendance psychanalytique du moment et fait d’Hamlet un personnage suicidaire, hanté par la mort du père, mais également jaloux du roi Claudius qui le remplace dans le lit de sa mère. Laurence Olivier multiplie ainsi les pistes qui nous mettent sur la voie d’une interprétation œdipienne de l’œuvre shakespearienne, arpentant ainsi les terres de l’inceste. La récurrence du lit défait lorsque Laurence Olivier échange des propos et des baisers avec Eileen Herlie (superbe reine Gertrude) – qui est tout de même sa mère – viennent confirmer cette théorie. On notera la différence d’âge entre les deux acteurs. Le prince est joué par un homme né en 1907 ; la reine est incarnée par une femme née en 1918. Une incohérence que certains critiques de l’époque souligneront même s’ils s’accordent tous à applaudir cette œuvre prestigieuse comme l’une des plus importantes de l’histoire du cinéma. Un autre reproche que d’aucuns feront au film, c’est le choix d’une forme de classicisme théâtral quand Orson Welles pour Macbeth avait peu avant cherché au contraire à tirer son adaptation vers le cinéma pur. Cela sera le reproche que lui fera notamment Jean Cocteau en 1948, lui-même d’actualité pour la sortie du mémorable Les Parents terribles, avec Jean Marais et Josette Day. Il n’apprécia pas cette adaptation d’Hamlet.
Un Hamlet sous influence expressionniste et wellesienne
Laurence Olivier n’hésite pas non plus à faire de son protagoniste principal un être fragile et indécis, dont on doute souvent de la folie. Car Olivier ne cesse de questionner la réalité de ce qui se déroule à l’écran, jouant habilement avec la notion de mise en abime. Il rejoint ici le procédé cher à Shakespeare et au théâtre élisabéthain plus globalement, à savoir l’emboitement de récits par la mise en abime de la pièce dans la pièce.
Toutefois, si le Hamlet (1948) de Laurence Olivier s’avère être un vrai bijou de cinéma, et non une énième version filmée de la pièce classique, on le doit à une esthétique extrêmement travaillée et frappante par son ambition visuelle. Largement influencé par l’expressionnisme allemand, mais aussi par les innovations du récent Citizen Kane (1941) d’Orson Welles, Laurence Olivier conçoit une réalisation d’une grande ampleur, fondée sur de larges mouvements de caméra qui investissent les décors dans leurs moindres recoins. Comme Welles, Olivier privilégie aussi la profondeur de champ, ce qui explique en grande partie son choix de tourner en noir et blanc, car le Technicolor avait du mal à retranscrire cette esthétique. Une décision qui diffère de celle prise pour Henry V qui avait brillé en couleur. Le château d’Elseneur devient donc un véritable espace mental qui correspond à l’état psychique du héros torturé.
Un bijou d’une grande beauté et d’une impressionnante richesse thématique
Le tout est nimbé de brumes – on adore notamment toutes les apparitions du spectre – et les décors, pourtant dépouillés, sont splendides de froideur décharnée. Finalement, pour Laurence Olivier, il est clair qu’Hamlet est déjà mort dès le début du film. En témoignent plusieurs plans où le réalisateur superpose sa silhouette avec celle de squelettes et de cranes. Dès lors, la réflexion est autant psychologique, psychanalytique qu’eschatologique. Quelle est notre place sur Terre ? Que vaut notre existence ? Notre passage sur la planète sert-il à quelque chose ? Autant de questions qui sont mises en exergue par les soliloques du personnage principal, largement expurgés des digressions typiques du dramaturge britannique.
Servi par une photographie magnifique et contrastée de Desmond Dickinson, une musique parfaitement adéquate de William Walton, Hamlet est donc bien une œuvre cinématographique d’une totale cohérence esthétique. Du côté des acteurs, Laurence Olivier est formidable en Hamlet, Basil Sydney et Eileen Herlie sont également excellents en couple royal maudit, tandis que la toute jeune Jean Simmons fait une Ophélie convaincante. Sa mort s’inspire d’ailleurs visuellement du célèbre tableau Ophélia de John Everett Millais de 1851-1852. Enfin, on peut souligner la belle performance de Terence Morgan en Laërte.
Hamlet, un énorme succès encensé par la critique
Immédiatement salué par la critique mondiale, le métrage décroche le Lion d’or, un prix d’interprétation féminin pour Jean Simmons et celui évident de la Meilleure photographie, lors du Festival de Venise 1948. C’est donc auréolé de toutes ces récompenses qu’Hamlet débarque en salle en France, le 14 octobre 1948, en exclusivité au cinéma Le Biarritz. La première qui se tient la vieille donne lieu à une soirée de gala en présence du président français Vincent Auriol et de l’ambassadeur britannique. Elle fait écho à la première mondiale qui se tînt à Londres, le 6 mai 1948, à l’Odéon de Leicester Square, en présence du roi George VI.
Hamlet a été le tout premier film non américain à obtenir l’Oscar du meilleur film en 1949, époque où les négociations entre la Grande Bretagne et les Etats-Unis au sujet de l’exploitation des films anglophones des pays concurrents est source de friction sur chacun des deux territoires. Au passage, la tragédie a aussi glané trois autres statuettes dont celle du meilleur acteur pour Laurence Olivier, et ceux des meilleurs costumes et de la meilleure direction artistique. Avec Les chaussons rouges, il s’agit d’un des deux premiers films britanniques à avoir pu trouver sa place sur le marché américain. Il restera plus d’un an en exclusivité à New York.
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Le grand public a largement répondu présent avec 798 875 Parisiens dans les salles à travers les décennies. En France, ils furent plus de 2 721 273 à faire le déplacement, également à travers le temps. Cela positionne donc le long-métrage britannique à la 23ème place pour un film sorti en 1948, année à la fréquentation des salles absolument record, marquée par de nombreux triomphes comme Oliver Twist de David Lean qui fut proposé par le même distributeur sur ses premiers écrans hexagonaux la même semaine. Un autre temps, assurément.
Un doublage en français historique
Hamlet paraît dans les cinémas de province en version originale – fait rare pour l’époque -, avec un grand succès, en mai 1949. Le distributeur français Victory Film ne pourra en présenter une version doublée qu’en novembre 1949. Hamlet de Laurence Olivier ressort le 28 de ce mois, dans 4 cinémas, Les Vedettes, le Lynx, le Parisiana et l’Eldorado. Le doublage est salué par la critique, de par l’excellence du casting vocal (Yves Furet dans le rôle titre) et de la synchronisation, mais surtout pour la prouesse de la traduction proposée par le traducteur Max Morise qui a dû affronter avec courage le texte originel de Shakespeare et la nécessité de se plier aux exigences de la synchronisation.
On notera que l’énorme succès mondial de Hamlet, mais aussi des Chaussons rouges ou Olivier Twist, n’empêchèrent pas la société britannique Rank d’être au cœur d’une crise financière historique, avec des pertes financières colossales en 1948.
Depuis, Hamlet a été maintes fois édité en VHS et surtout en DVD. Il fait l’objet depuis octobre 2022 d’un magnifique mediabook qui propose des suppléments passionnants et surtout un livre très complet signé Sarah Hatchuel. En ce qui concerne la copie blu-ray, elle n’est malheureusement pas encore optimale et présente de nombreux défauts de pellicule et une certaine instabilité de l’image. Pas de quoi éconduire les amoureux du film, jamais vu dans une copie telle que celle-ci jusqu’alors.
Critique de Virgile Dumez / Compléments sur la sortie du film de Frédéric Mignard
Les sorties de la semaine du 13 octobre 1948
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Christopher Lee, Stanley Holloway, Peter Cushing, John Gielgud, Laurence Olivier, Jean Simmons, Anthony Quayle, Patrick Macnee, Terence Morgan, Desmond Llewelyn, Basil Sydney, Eileen Herlie, Felix Aylmer
Mots clés
La folie au cinéma, L’inceste au cinéma, Les Oscars du meilleur film, Les grandes adaptations littéraires au cinéma, Les grands classiques du cinéma