Fausse comédie musicale, mais vraie révolution stylistique, Une femme est une femme est une œuvre légère et audacieuse qui enchante toujours de nos jours. Un pur précipité de la Nouvelle Vague.
Synopsis : Angela veut un enfant dans les vingt-quatre heures. Émile, son compagnon, n’est pas si pressé. Pour arriver à ses fins, elle menace Émile de faire un enfant avec Alfred, un ami d’Émile qui est amoureux d’elle.
Une comédie légère centrée sur Anna Karina
Critique : Alors que l’idée d’Une femme est une femme a germé dans l’esprit de Jean-Luc Godard avant celle d’A bout de souffle, le cinéaste a préféré tourner son polar novateur en premier. Puis, il réalise Le petit soldat afin de réagir à la situation en Algérie, mais le long-métrage est interdit de diffusion. Pour son troisième long-métrage – mais le deuxième à sortir dans les salles puisque Le petit soldat ne l’a été qu’en 1963 – Godard choisit donc de revenir à sa toute première idée, à savoir mettre en scène une comédie légère qui serait un hommage indirect aux comédies musicales hollywoodiennes.
Prévu initialement pour Brigitte Bardot, le rôle principal féminin a finalement été attribué à la jeune Anna Karina qui venait de jouer un petit rôle dans Le petit soldat et dont Godard était déjà tombé amoureux. D’ailleurs, les relations complexes qui unissent Jean-Claude Brialy et Anna Karina peuvent aisément témoigner de l’amour tumultueux entre les deux tourtereaux. Jean-Claude Brialy le démontre dans son autobiographie Le ruisseau des singes (Laffont, 2000, page 162) :
Très vite, ils mélangèrent rapports professionnels et personnels. Ils se déchiraient, s’engueulaient, s’aimaient, se détestaient, se hurlaient dessus… C’était aussi passionné sur le plateau que dans la vie ! Elle partait, il la rattrapait, on attendait, ils revenaient. C’était par moments difficile à suivre. C’était leur façon de s’aimer.
Godard tourne en studio, à ses conditions
Pour le tournage, le producteur Georges de Beauregard avait loué l’appartement d’un vieux couple sur le boulevard Saint-Martin auquel tenait particulièrement Godard. Lorsque les propriétaires se sont désistés, le réalisateur a tenu à reconstituer le même appartement en studio. Toutefois, comme le précise encore Jean-Claude Brialy (source identique) :
On a donc reconstruit et décoré un studio exactement comme l’appartement, au moindre détail près. Mais tous les emmerdements qu’on aurait pu éviter en studio, où les murs et les plafonds sont amovibles pour pouvoir bouger sans problème avec les caméras et la lumière, demeurèrent, car Jean-Luc voulut mettre aussi le plafond et les murs. Résultat, on ne pouvait plus bouger, on ne pouvait d’ailleurs même pas accéder à l’appartement ! Il était construit en plein milieu d’un grand studio à Saint-Maurice et seul Jean-Luc avait la clé.
Le bal des sentiments contradictoires
On retrouve là une constante dans l’œuvre de Godard, à savoir une volonté de respecter les contraintes du réel. En réalité, ce sont ces impératifs qui permettent au cinéaste de construire sa mise en scène. Ainsi, durant les très nombreuses scènes se déroulant dans l’appartement, Godard se sert de la géographie du lieu pour orchestrer le bal de ses comédiens. Sa caméra tourne et virevolte autour d’eux, accompagne leurs mouvements, leurs hésitations dans une complexe chorégraphie qui rejoint d’ailleurs le style de la comédie musicale.
Effectivement, Godard rend bien hommage à un genre codifié, mais comme d’habitude en en cassant les normes. Ainsi, Anna Karina ne chante qu’une seule chanson et Godard se débrouille pour que ce soit a capella. Il continue à innover en poussant encore plus loin ses expérimentations sur l’image, le son et le montage. Certaines scènes sont muettes, d’autres mettent en avant la musique au point de rendre inaudibles les dialogues. Sans doute pour répondre à ses détracteurs qui ont signalé beaucoup de faux raccords dans son premier film, Godard fait ici clairement fi de toute forme de continuité, jouant ainsi sur les changements soudains de costumes.
Une ode à la Nouvelle Vague
Dans ce vaste délire formel porté par une jolie photographie couleur de Raoul Coutard et la musique de Michel Legrand, Godard multiplie les références culturelles par le jeu de citations et de clins d’œil. Il évoque ainsi la révolution de la Nouvelle Vague en faisant dire à Jean-Paul Belmondo qu’il va aller voir A bout de souffle. Mais Godard cite également son pote François Truffaut à travers la présence de Jeanne Moreau qui évoque sa relation avec Jules et Jim (1962). Enfin, on adore la scène où les personnages écoutent la chanson Tu t’laisses aller de Charles Aznavour, lui-même à l’affiche de Tirez sur le pianiste (1960), toujours de Truffaut. Accusé de prétentieux, ce procédé est surtout l’occasion pour Godard de faire preuve d’un humour décalé qui déplaisait particulièrement à l’époque.
Finalement, le ton d’Une femme est une femme est désinvolte, d’une liberté totale, à l’image de cette jeune femme qui veut absolument avoir un enfant, quel qu’en soit le père. Autant dire que cette thématique d’une femme volontariste, indépendante et qui dirige son destin sans se soucier de ce que ses prétendants pensent a choqué à l’époque. Godard faisait preuve d’une sacrée liberté de pensée, anticipant de plusieurs années les révolutions sociétales initiées par mai 68 et la prochaine libération de la femme.
Célébré au festival de Berlin, mais boudé par le public français
Certes, tout n’est pas réussi dans ce long-métrage qui souffre d’un manque de construction dans son scénario (écrit au jour le jour par Godard), mais c’est le prix à payer pour obtenir ce ton libertaire et frais. Porté par une splendide Anna Karina, épaulée de manière brillante par Belmondo et Brialy, Une femme est une femme est donc une comédie légère et charmante qui enchante encore de nos jours et étonne toujours par ses audaces stylistiques et narratives.
Présenté au festival de Berlin en 1961, le film a permis à Jean-Luc Godard d’obtenir un Ours d’Argent extraordinaire et à Anna Karina d’être sacrée meilleure actrice. La réception en France fut plus houleuse avec des critiques très tranchées, comme à chaque sortie d’une œuvre de Godard. Certains ont continué à reprocher au cinéaste un manque de professionnalisme, tandis que les autres ont mis en exergue la liberté de ton d’une œuvre fraiche. Cela n’a pas empêché Une femme est une femme d’être un échec commercial avec seulement 557 533 spectateurs dans les salles françaises. Une déception réelle pour un film qui a pourtant plutôt bien vieilli et continue à inspirer les cinéastes. Christophe Honoré ne cesse de citer ce long-métrage comme référence pour l’ensemble de son œuvre.
- Box-office : Pour sa première semaine à Paris, Une femme est une femme était à l’affiche de L’Avenue, le Publicis, le Vendôme, et la Rotonde. Il réceptionnait 22 648 apôtres de la Nouvelle Vague. Il se situait très loin de la déferlante Les canons de Navarone qui ouvrait à 85 655 spectateurs. Le thriller de Michael Anderson produit par Marlon Brando, La lame nue, avec Gary Cooper et Deborah Kerr, orchestrait une première semaine à 40 624 entrées, score très décevant par rapport à son potentiel et sa combinaison de salles qui lui offrait trois plus de sièges qu’au Godard. Le miracle des loups d’André Hunebelle, avec Jean Marais, était le film français populaire de la semaine (69 400 spectateurs). Gros échecs en revanche pour Le paradis des monte-en-l’air de Robert Day, avec Peter Sellers. A peine 19 385 amateurs d’humour britannique.
Critique de Virgile Dumez