Par Coralie Fargeat, réalisatrice percutante de Revenge, The Substance est un chef d’oeuvre du body-horror, entre Elephant Man de David Lynch et Frères de sang de Frank Henenlotter.
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Critique : Véritable phénomène viral et de box-office depuis sa diffusion à Cannes, The Substance n’a certes pas remporté la palme du Festival de Cannes, contrairement à Titane, en 2020, cette œuvre horrifique française, austère et désagréable, qui n’en demandait pas tant, mais au moins, il s’est emparé fièrement du Prix du scénario. Mais pour pareille vision transgressive du cinéma, cela relève déjà de l’exploit.
Le sulfureux The Substance est à la fois un génial hommage au cinéma d’épouvante dont on retrouve des références pointues à toutes les étapes du scénario, mais surtout la réalisatrice, Coralie Fargeat, seule au script, est parvenue à créer sa propre entité cinématographique. Son hymne au body-horror est une représentation totale du genre, un film somme, qui s’est nourri des visions dantesques du cinéma horrifique dans toute sa variété. Et Fargeat ne se contente pas de clins d’œil à des œuvres canoniques comme le Shining de Stanley Kubrick (les plans étriqués de couloirs rouge…), mais c’est bel et bien à toute une histoire de la série B provocante qu’elle rend hommage.
Un film monstre qui colle à la peau
En mettant en scène une critique du système patriarcal du divertissement américain, celui qui érige en gloire la beauté de la jeunesse avant de la défaire cruellement dès que les premiers signes de l’âge paraissent, Coralie Fargeat a trouvé le ton, le sien, hypnotique, épileptique, techno, intrinsèquement underground et trash. Pour mettre en scène sa version contemporaine du Portrait de Dorian Gray, chercher à investir le mental morbide d’un être obsédé par l’âge, la réalisatrice de 47 ans s’attarde à filmer l’épiderme. Certes, son approche se retourne parfois contre elle, puisqu’il y a supercherie à vouloir faire passer Demi Moore, plus de 60 ans dans la vraie vie, en une femme de 50 ans. Ce mensonge entretient l’âgisme du système. Qu’importe, car l’autrice ne recule en rien dans sa critique dévastatrice, en brisant les tabous des ravages universels de l’âge sur le corps et le mental qui ressortent tous deux, au mieux cabossés, au pire atomisés.
La Résurrection de Demi Moore
Dans le rôle principal, celui d’une star de la télévision fraîchement déchue, Demi Moore est fabuleuse. L’actrice qui a démarré dans le body horror soft avec une production Charles Band, Parasite 3D, était dans les années 80 le prototype de l’actrice fade qui alignait les nanars, y compris en tant que star de premier plan, plus tard dans les années 90 (Proposition indécente, Striptease, Harcèlement sont nuls). L’actrice avait disparu au fur et à mesure d’une carrière abîmée par ses choix. Finalement, c’est quand elle s’autoparodiait en sex-symbol, dans l’hilarant et féministe Charlie’s Angels 2, qu’elle nous avait le plus convaincus. En jouant à nouveau avec son image de sex-symbol balbutiant, en acceptant de voir son corps disséqué jusqu’à en devenir un ectoplasme de sang et de douleur, l’actrice exécute le plus grand défi et la meilleure interprétation de sa carrière.
La cinéaste, qui a l’intelligence de structurer et de penser brillamment chaque plan avec ce fil conducteur du paraître et de la déchéance lié à notre finitude, s’acharne à filmer au plus près de l’épiderme de sa star dont on salue le courage. Elle dévoile les taches naturelles et les imperfections de peau qu’inflige l’âge sur le visage et le corps d’une femme authentiquement glamour.
Demi Moore accepte l’infernale vision de mutations grotesques et devient instantanément une Queen, de l’horreur, peu affable dans son rôle, mais jamais passive, car engagée dans un processus de survie qui est celui de la quête de la jeunesse, grâce à la fameuse Substance éponyme : The Substance ! Cette injection indélébile instruit un processus biologique de l'(a)symétrie par l’âge, Demi Moore, aux chromosomes partagés devient sa propre jumelle, dans un récit hallucinant d’autodestruction, de perversité, où ce qui est gratuit est surtout riche de sens.
Hype trash
La substance renvoie alors à une métaphore de la consommation, du produit de consommation pharmaceutique, inutile, et donc nécessaire. Mais les annales du cinéma d’épouvante corroborent toutes sur un point, d’un produit à ingérer, tu t’abstiendras. The Stuff de Larry Cohen, l’alcool explosif de Street Trash, la radioactivité de Toxic Avenger… Oui, il y a des substances qu’il ne faut pas ingérer. C’est la règle numéro un du cinéma fantastique.
Avec des effets de mise en scène que d’aucuns qualifieraient de gratuits, de tape-à-l’œil, clippesques, mais que pour notre part nous louerons pour leur dynamisme, leur sens du rythme (le film fait 2h20) et leur dimension allégorique, la réalisatrice transcende l’art visuel pop dont elle se joue pour mieux en fracasser les travers. À Los Angeles, quoi de mieux que de dresser une success-story ? Celle par le corps, la jeunesse immaculée et l’éphémérité d’être. The Substance, à l’instar d’une série B indépendante hallucinante, mais méconnue, Starry Eyes de Kevin Kölsch et Dennis Widmyer, fait basculer la success story dans une vertigineuse descente aux enfers qui implique énormément le spectateur émotionnellement.
Le film est visuellement agressif, la bande-son l’est tout autant. Son beat techno signé Raffertie évoque les premières notes infernales du méconnu Gang Bang de Madonna. Impossible de s’en libérer si ce n’est lors des moments plus éthérés.
Le social où on ne l’attend pas
Derrière l’édifice étincelant, voire clinquant, du divertissement, Coralie Fargeat soigne le discours social. Il est sévère, comme au détour du reflet d’une femme de ménage en surpoids et à lunettes qui fait reluire l’appartement de la vedette glamour que joue Demi Moore. Ces deux mondes ne se parlent pas. La présentatrice est mentalement hors de notre monde. C’est ainsi que The Substance laisse volontairement peu de place au réel. Si ce n’est que, pour accéder à cette drogue hype et hallucinogène, réservée aux élites, l’ancienne vedette de télévision, vieillissante aux yeux de son institution, doit se rabaisser à aller dans les bas quartiers où les gueux zonent pour trouver leur dose (clin d’œil indirect au fléau des overdoses aux USA, en particulier en Californie ?).
Petits arrangements avec l’éthique
Critique exacerbée d’un microcosme grotesque (le personnage ignoble joué par Dennis Quaid, en producteur hyène affamé qui fait la pluie et le beau temps sur le choix des gambettes anorexiques à l’antenne), The Substance dresse le portrait du beau et du lisse, d’un milieu de l’entertainment américain, où chacun est un pion que l’on (dé)place. Tous les protagonistes y sont superficiels dans leur compromission professionnelle, et artificiels dans leurs concessions esthétiques. Coralie Fargeat mélange ces arrangements avec la morale pour en extirper une masse difforme, fruit d’une substance jubilatoire qui va faire imploser ce système de l’intérieur.
Produit chic et choc, la substance est vendue à une élite, et est donc disposée dans un carton recyclable, avec une panoplie d’éléments stylés qui en font un véritable kit pour influenceurs éblouis par leur propre image. Qu’elle soit désormais pour des hommes ou évidemment, traditionnellement associée aux femmes, l’injonction de la beauté et de la jeunesse semble être vomie par la cinéaste qui transforme sa bile en un liquide jaune fluo qui va compromettre la protagoniste principale dans les illusions.
La mutation du corps et ses jumeaux cinématographiques
Avec son obsession corporelle qui renvoie aux transformations systématiques des films de David Cronenberg (les jumeaux de Faux-Semblants, l’engeance de Chromosome 3, Videodrome où l’homme devenait lui aussi une meilleure version de lui-même, en faisant corps avec l’objet vidéo et télévisuel),… Coralie Fargeat s’inscrit également dans le cinéma du fils Cronenberg dont on n’a pas oublié le cauchemar amoral qu’était Infinity Pool, où le clonage était utilisé non pour échapper à l’âge, mais à ses responsabilités éthiques, et donnait lieu à une débauche de monstruosité.
Elle-même dans une quête paroxysmique de la monstruosité, Coralie Fargeat, bien qu’applaudie à Cannes et sur les plateaux de télévision mainstream, n’officie pas comme vecteur de produit de consommation pour le grand public. Sa culture est aussi bis, et l’on admire la ressemblance de démarche entre son film et les monstruosités cracra de Frank Henenlotter (Frères de sang, Elmer le remue-méninges) dans les années 80. Elle s’associe volontiers à la radicalité du cinéma d’exploitation que les moins connaisseurs du cinéma horrifique verront essentiellement comme une métamorphose cronenbergienne, en l’occurrence celle de La Mouche. Pourquoi pas, car on y retrouve le côté flasque des effets spéciaux. Nonobstant, le jusqu’au-boutisme horrifique de Coralie Fargeat évoque davantage à Society de Brian Yuzna qu’une production de la Twentieth Century Fox comme La Mouche, réalisée pour un public plutôt large en 1986.
Hymne au latex monstrueux dont fantasmaient les lecteurs de Mad Movies dans années 80, The Substance est à la fois outrageant, terrifiant, répugnant, mais surtout intrinsèquement humain. Parmi les nombreuses références ingérées, celle de The Elephant Man d’un autre maître du bizarre, est évidente.
Le Freak Show ultime : une histoire de la théorie de l’évolution
The Substance n’est pas uniquement le fruit d’un croisement sous acide entre Frank Henenlotter et David Cronenberg, c’est surtout une dissertation sur les faux-semblants de la monstruosité humaine, avec une transformation finale aussi grotesque que pathétique où le monstre semble vouloir crier à chaque fois : Je suis … un homme, ou ici, via une relecture féministe, une femme. The Substance devient alors une relecture audacieuse du biopic sur Joseph Merrick.
Le bijou de Coralie Fargeat est donc une introspection sur l’humain biologique et éthique que l’homme doit gérer et qui peut vaciller dans l’inhumanité, et donc une monstruosité intérieure, celle de l’indifférence aux souffrances des autres. Quid de la réaction du public face à la grande mutation de Demi Moore ? The Substance n’en est pas à une référence près du cinéma de Stanley Kubrick. Avec intelligence, elle reprend la musique de Strauss, immortalisée dans la pop culture par la scène inaugurale des singes, dans 2001 l’Odyssée de l’espace, au cours d’une séquence démente de freak show qui sert de clin d’œil affirmé à la théorie de l’évolution de l’homme et de crachat potentiel aux faciès des religions. Coralie Fargeat aurait-elle sa propre théorie sur l’évolution de l’homme ?
De façon étonnante, cette séquence monumentale de violence, digne de Peter Jackson dans Bad Taste – oui, elle ose -, intervient en salle à quelques semaines d’intervalles de Smile 2, qui forçait déjà beaucoup le trait dans l’horreur graphique et ce que l’on a coutume d’appeler le « body horror ». The Substance en est de fait une version encore plus azimutée, plus hardcore, viscéralement plus adulte, qui s’achève sur la même idée, qui reste celle empruntée à notre maître à tous, Stephen King et son bal de l’horreur, Carrie.
Comme pour tout délire horrifique, The Substance se devait pour accomplir son abomination de réussir l’exploit de maquillages palpables, à contre-courant des seuls effets spéciaux numériques. Et dans ce domaine, sa satire sardonique et féroce parvient à éclipser tout ce que l’on a pu voir d’excellent dans ce domaine depuis des années. Quand un Dune 2 nous laisse insensibles de par sa fabrication industrielle, tant dans ses décors et que dans ses maquillages, The Substance, au contraire, est une manifestation épatante du travail artisanal de maquilleurs dont on goûte à l’exactitude du trait. Et on ne parle même pas des maquillages en action lors des mutations.
L’acmé horrifique des années 2020
La viralité du marketing est une explication qui aurait pu s’insinuer comme un poison si l’œuvre n’avait pas été à la hauteur du phénomène, mais le classique spontané de Coralie Fargeat est surtout le fruit d’une vision de cinéma qui s’est montée en retrait de toute obsession pour un succès mainstream. Jamais la réalisatrice n’a failli face à la pression qui aurait pu, à Hollywood, lui imposer des codes éculés.
La réalisatrice du rape and revenge flick Revenge, qui était déjà insolemment bien ficelé, parvient avec son deuxième long métrage à marquer dans sa chair un siècle de cinéma horrifique, livrant ni plus ni moins son Frankenstein à elle, deux siècles après celui d’une Mary Shelley, dont on retrouve nombre d’obsessions et de thématiques, et un goût certain pour le tragique. Au XIXe siècle, l’écrivaine britannique avait alors trouvé sa propre « substance » dans l’électricité.
Coralie Fargeat prouve qu’en brassant des décennies de classiques de l’horreur, on peut fièrement dépasser (tous) les maîtres et livrer un pur chef-d’œuvre. Le talent visionnaire de la réalisatrice transpire à chaque plan et sonne comme une leçon pour la nouvelle scène fantastique française. Contrairement à ses homologues français de l’horreur, qui abusent de bienveillance thématique au détriment de la férocité du divertissement, la cinéaste a su démontrer que l’on pouvait assimiler cinéma d’auteur et pamphlet socio-horrifique, en se débarrassant des discours explicites pompeux (le film est d’ailleurs peu verbeux), des longueurs dans l’écriture, et du jeu fragile de certains acteurs. Dans The Substance, le jeu de Margaret Qualley, en double jeune de Demi Moore, sorte de Denise Richards bien dirigée, est impeccable d’audace.
Le deuxième long métrage de Fargeat s’érige instantanément en divertissement d’épouvante absolu. Ceux qui craignent de voir un Titane 2 peuvent donc s’y précipiter sans hésitation. L’incroyable succès mondial, critique et public, a démontré un consensus démentiel autour de sa démarche.
The Substance a trouvé sa formule pour le box-office
Aux USA, le bouche-à-oreille lui a permis de quadrupler ses chiffres de première semaine avec plus de 15M$ de recettes. Les Mexicains l’ont érigé en œuvre culte immédiate (8M$ de recettes), au Royaume-Uni où les films interdits aux moins de 18 ans comme celui-ci n’ont pas forcément vocation à exister, ce sont 4.5M$ qui ont été générés. En Espagne, le film ne cesse de grossir. Il en est pour l’instant à 2M$…
La France arrive tardivement à la programmation. Mais son distributeur, Metropolitan FilmExport, a décidé de le lancer lors de la première semaine de novembre 2024, car celle-ci lui a toujours bien réussi, notamment pour la franchise Saw, même quand Saw X, un an auparavant, était paru sur les écrans hexagonaux avec plus d’un mois de retard par rapport aux USA. Par ailleurs, pour Halloween, The Substance a pu profiter d’un boost évident, avec des avant-premières qui seront fécondes pour contribuer à bâtir un solide bouche-à-oreille.
Curieusement (et seulement) interdit aux moins de 12 ans, certes, avec avertissement, quand Smile 2 subissait une interdiction plus lourde aux moins de 16 ans (les biais du CNC sont impénétrables), The Substance accordera le public français adulte qui ne peut que faire un triomphe au premier film américain d’une réalisatrice bien de chez nous. Coralie Fargeat a accompli la résurrection de Demi Moore et livré le plus grand film d’horreur de la décennie 2020, rejoignant les classiques que furent en leur temps La Nuit des morts vivants (les années 60), Massacre à la tronçonneuse (les années 70), ou Evil Dead (les années 80).
A l’image de tous les auteurs, comme David Cronenberg et David Lynch, bien ancrés dans leur œuvre, on souhaite à Fargeat d’exploiter ce talent si singulier dans son propre domaine ; elle est au moins aussi remarquable qu’eux.