Coincé entre film de dénonciation et rêverie poétique décalée, Le pays où rêvent les fourmis vertes ne parvient pas vraiment à choisir et ne se relève pas vraiment de cette indécision permanente. Intéressant tout de même.
Synopsis : Quelque part au cœur de l’Australie, terre ancestrale des Aborigènes, nouvel Eldorado pour l’homme blanc, une compagnie minière anglaise vient de s’implanter en vue d’y exploiter l’uranium. Leurs recherches sont vite interrompues par les aborigènes qui revendiquent pacifiquement cette terre sacrée où rêvent les fourmis vertes.
La lutte des aborigènes au cœur du projet de Werner Herzog
Critique : Au cours des années 70, le cinéaste allemand Werner Herzog a voyagé à plusieurs reprises en Australie, à une époque où les revendications des aborigènes battaient leur plein. Intéressé par ce sujet, il se tient notamment informé des développements judiciaires qui ont finalement donné raison aux natifs des terres australes.
Mais le procès qui l’inspire le plus pour écrire le script de Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984) est assurément l’affaire Milirrpum contre Nabalco Pty Ltd qui s’est déroulée en 1971. Il s’agissait d’une première puisqu’un aborigène nommé Milirrpum a attaqué en justice la compagnie minière Nabalco pour destruction du patrimoine des nations premières. Lors de ce procès, la justice a donné raison à la compagnie, mais cela a soulevé une vague de soutien international envers les peuples aborigènes, ouvrant ainsi la voie à d’autres procès, cette fois remportés par les autochtones.
Un documentaire qui tord le réel
Largement inspiré par ces événements, Werner Herzog a même réussi à convaincre des témoins clés du procès à venir jouer leur propre rôle. Ainsi, le long métrage bénéficie amplement de la collaboration de Wandjuk Marika et de son oncle Roy Marika qui rejouent pour le cinéaste les scènes du procès, d’ailleurs tournées dans un véritable tribunal de Melbourne. Cet aspect documentaire permet au cinéaste de prendre fait et cause pour ce peuple contre une industrie minière prédatrice des ressources. On retrouve donc ici une thématique chère au réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou de Fitzcarraldo (1982), à savoir l’obsession de l’être humain à réduire la nature à sa volonté.
Mais là où l’on retrouve typiquement le style de l’auteur, c’est dans sa capacité à tordre le réel pour le faire coïncider avec sa vision iconoclaste du monde. Ainsi, la fameuse métaphore des fourmis vertes qui est utilisée ici n’est aucunement issue de la culture aborigène, mais s’avère être totalement inventée par le cinéaste. Dans Le pays où rêvent les fourmis vertes, Werner Herzog fait également preuve d’un humour à froid qui peut désarçonner. Il se moque notamment des décideurs capitalistes en démontrant qu’ils cherchent à acheter le silence des aborigènes par une corruption surréaliste – ils livrent notamment un avion au peuple qui se révèle dans l’incapacité de le faire décoller.
Un film iconoclaste qui déjoue les attentes du spectateur
Le réalisateur parsème également son film de passages incongrus comme celui de cette vieille dame qui cherche désespérément son chien au cœur du site minier. Ces moments décalés permettent certainement au long métrage de ne pas tomber dans le simple plaidoyer politique, mais ils en atténuent également la portée en détournant l’attention du spectateur sur des événements annexes dont on peine à saisir l’intérêt (ou tout simplement l’humour).
Visiblement réalisé avec peu de moyens, Le pays où rêvent les fourmis vertes manque sans aucun doute d’un véritable pivot central pour en faire un incontournable. Bien loin de posséder le charisme d’un Klaus Kinski, l’acteur Bruce Spence ne fait pas de miracle dans un rôle de scientifique qui va petit à petit épouser la cause aborigène. Son jeu n’est pas forcément en cause, mais son rôle est insuffisamment écrit pour s’imposer réellement. Quant aux aborigènes, ils possèdent un charisme naturel devant la caméra, mais leur jeu demeure très mécanique.
Malgré son titre, ce périple australien manque de poésie
Et de fait, malgré l’ajout de musiques additionnelles tirées des œuvres de Gabriel Fauré et de Richard Wagner, Le pays où rêvent les fourmis vertes ne parvient jamais à s’élever au niveau poétique souhaité par son auteur. Dans un style mystique approchant, on lui préfère largement La dernière vague (Peter Weir, 1977) qui parvenait à embrasser à la fois la cause aborigène, tout en livrant une œuvre poétique aux confins du fantastique, pour un résultat fascinant. Ce n’est malheureusement jamais le cas du film d’Herzog, qui n’en demeure pas moins une œuvre intéressante à découvrir, mais qui ne soulève pas un enthousiasme débordant lors de son visionnage.
Présenté en compétition au Festival de Cannes 1984, Le pays où rêvent les fourmis vertes est reparti bredouille, alors que c’est son compatriote Wim Wenders qui a décroché la récompense suprême pour son chef d’œuvre Paris Texas (1984) avec la splendide Nasstassja Kinski. Un choix impérial décidé par le jury mené alors par l’acteur Dirk Bogarde. Toutefois, le métrage a tout de même décroché deux prix aux Lola (Deutscher Filmpreis), les récompenses annuelles du cinéma allemand où il a brillé en tant que meilleur film de l’année et meilleure photographie.
Sorti au mois de décembre 1984 dans les salles françaises, Le pays où rêvent les fourmis vertes a été distribué par la firme Gaumont, tout en bénéficiant d’une affiche superbe réalisée par le maître de la bande dessinée Enki Bilal. Pourtant, le film n’a absolument pas eu l’écho de ses prédécesseurs. Depuis cette époque, il n’a d’ailleurs eu le droit en France qu’à une édition DVD au sein d’un coffret édité par Potemkine pour célébrer la carrière du cinéaste.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 12 décembre 1984
Voir le film en VOD
© 1984 Werner Herzog Filmproduktion – Zweites Deutsches Fernsehen (ZDF) / Affiche : Enki Bilal. Tous droits réservés.
Biographies +
Bruce Spence, Werner Herzog, Wandjuk Marika, Roy Marika, Norman Kaye
Mots clés
Cinéma allemand, Les indigènes au cinéma, Le colonialisme au cinéma, Festival de Cannes 1984