Hypnotique et fascinant. Autant de qualificatifs encore trop faibles pour décrire la puissance d’évocation d’Aguirre, la colère de Dieu, un chef d’œuvre intemporel toujours aussi hallucinant.
Synopsis : En 1560, une troupe de conquistadors espagnols descend de la montagne à la recherche de l’Eldorado. Mais l’équipée s’enlise dans les marais. Une plus petite expédition est alors constituée, placée sous la conduite de Pedro de Ursua et de son second, Lope de Aguirre, qui devra reconnaître l’aval du fleuve sur des radeaux. Aguirre, aventurier ambitieux et brutal, manœuvre habilement pour proposer à ses compagnons un nouveau chef, le falot Fernando de Guzman, promu solennellement “empereur du Pérou et de l’Eldorado”…
Aguirre ou l’aventure d’un tournage hors normes
Critique : En 1971, le cinéaste allemand Werner Herzog rédige en quelques jours un scénario contant la quête de l’Eldorado par un groupe de conquistadors perdus dans la jungle péruvienne. Il embarque dans ce tournage à haut risque huit techniciens, ainsi que quelques acteurs dont l’inquiétant Klaus Kinski qu’il connaît depuis l’enfance.
Les prises de vues d’Aguirre, la colère de Dieu (1972), effectuées au Pérou en pleine forêt vierge à l’aide d’une seule caméra, se révèlent très périlleuses et Werner Herzog inclut dans son métrage certaines péripéties qui sont réellement arrivées à l’équipe (le radeau pris dans un tourbillon, par exemple). Ce mélange entre réalisme documentaire et pose auteurisante fait d’ailleurs toute l’originalité de ce chef d’œuvre intemporel, à la fois fascinant et hypnotique.
Aguirre ou le faux film historique par excellence
Inspiré par deux personnages historiques dont on ne connaît quasiment rien, le cinéaste invente la totalité de l’intrigue en nous faisant pourtant croire à son caractère véridique par le biais d’une fausse information délivrée dès le générique. Le premier plan, magnifique, indique au spectateur qu’il va assister à une lente descente aux enfers, scandée par la musique planante et mystique de Popol Vuh. Isolant quelques personnages emblématiques (un prêtre, un guerrier, des gentilshommes et leurs serviteurs) au milieu d’une nature hostile, il brosse un portrait sans concession des rapports hiérarchiques et de pouvoir au sein d’une société improvisée.
Déchirés par l’ambition et de chimériques rêves de gloire et de fortune, ces hommes cupides sont voués à s’entretuer ou à sombrer dans la folie pure et simple. Au-delà d’une traditionnelle évocation de la conquête espagnole, Aguirre, la colère de Dieu (1972) nous convie à observer un microcosme humain avec ses règles, ses lois et ses inévitables dérives. Il y décrit une humanité uniquement intéressée par des rêves de grandeur, de pouvoir et d’argent, à l’image d’Aguirre, mais aussi du prêtre qui l’accompagne (interprété avec fougue par l’acteur espagnol Del Negro).
Une évocation poétique de la conquête espagnole et de ses conséquences néfastes
Werner Herzog évoque à la dérobée les implications de l’arrivée de ces Européens sur le continent sud-américain. Il signifie au détour d’un dialogue le choc microbien qu’a représenté l’arrivée des conquistadors pour les Amérindiens, décimés par des maladies anodines. Pour mémoire, près de 90 % de la population autochtone a été emportée dans ce tourbillon de mort viral. La séquence où le prêtre ordonne l’exécution des deux émissaires indiens pourtant pacifiques vient également rappeler la confrontation entre deux mondes qui ne se comprennent absolument pas. Pour autant, Aguirre, la colère de Dieu ne se veut jamais être un pamphlet politique, puisque l’ensemble dérive en même temps que les personnages sur leur radeau vers les terres du fantastique onirique.
Parcouru de fulgurances poétiques bouleversantes (l’image du cheval qui disparaît progressivement dans la jungle ou encore les singes qui envahissent le radeau), Aguirre, la colère de Dieu est avant tout un chant funèbre qui hante le spectateur longtemps après la projection.
Klaus Kinski, totalement habité par son rôle
Et puis, que dire de l’interprétation hallucinée de Klaus Kinski ? Qu’il soit calme ou enragé, on sent à chaque seconde la folie qui le ronge au point de contaminer l’intégralité du métrage. Sa gestuelle si particulière, ses relations troubles avec sa fille – on nous met sur la piste de l’inceste – et ses brusques accès de rage subliment totalement un personnage qui lui collera à la peau jusqu’à la fin de son inégale carrière. A la fois fiévreux, lancinant et à la lisière du fantastique lorsqu’un bateau se détache à la cime des arbres, Aguirre, la colère de Dieu est un film en état de grâce, comme il en existe fort peu. Une expérience inoubliable qui n’a pourtant pas été immédiatement reconnue à sa juste valeur.
Présenté initialement à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 1973, le long-métrage halluciné n’a pas franchement convaincu les acheteurs du monde entier qui ne se sont pas bousculés. Alors que le public allemand est resté assez hermétique au film, les Français n’ont pu découvrir le chef d’œuvre que tardivement.
Une sortie française confidentielle, mais au succès indéniable
Sorti au mois de février 1975, soit deux ans après sa présentation cannoise, par le petit distributeur Michèle Dimitri Films, Aguirre ne sort que sur peu d’écrans. Pour autant, le métrage suscite la curiosité de 7 592 spectateurs lors de sa semaine d’investiture (le 26), ce qui lui offre une excellente moyenne par copie. Le bouche à oreille est excellent et permet au film allemand de gagner des entrées en deuxième semaine avec 11 841 clients supplémentaires. La troisième septaine est aussi enthousiasmante avec 11 243 retardataires et le film se construit petit à petit une image d’incontournable pour les cinéphiles. Il va rester longtemps à l’affiche au point de générer 183 663 tickets vendus.
Ce très beau score est relayé en province où il termine avec 468 330 explorateurs d’un cinéma autrement plus puissant que le tout-venant de la production d’alors. Depuis, le film jouit d’une aura culte bien méritée et a pu régulièrement sortir sur support physique, tout en étant souvent diffusé à la télévision, notamment sur ARTE. Edité à maintes reprises dans des conditions peu reluisantes, Aguirre, la colère de Dieu a eu le droit à une reprise en salles en 2008, puis à une réédition en version restaurée en blu-ray chez l’éditeur Potemkine. L’actuelle édition anniversaire des 50 ans bénéficie d’une copie splendide, de suppléments intéressants et d’un beau boitier steelbook. A ne pas rater, donc.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 26 février 1975
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Biographies +
Werner Herzog, Klaus Kinski, Helena Rojo, Del Negro, Ruy Guerra
Mots clés
L’Amazonie au cinéma, L’Amérique du Sud au cinéma, La jungle au cinéma, Les cannibales au cinéma, Le voyage au cinéma