Moins une Palme d’or qu’un drame psychologique brillant, Anatomie d’une chute confirme le talent d’écriture et de direction d’acteurs de Justine Triet. Devant sa caméra, Sandra Hüller est comme une évidence qui colle à la complexité psychologique voulue par l’auteure.
Synopsis : Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne.
Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?
Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
De la subjectivité d’une Palme d’or
Critique : A Cannes, les grands films sont rarement récompensés de la Palme suprême. Les exemples récents de Sans filtre, Titane, Parasite, Une affaire de famille, The Square, Moi, Daniel Blake, Dheepan ou encore Winter Sleep l’ont démontré. Et tant pis pour ceux qui sont heurtés par l’insertion de Parasite dans cette liste. Oui, on peut n’y trouver qu’un énième thriller sud-coréen tordu, aussi solide soit-il, de ceux qui ne nous élèvent pas au-dessus du tout-venant, et incapable de survoler l’histoire du cinéma.
Pour ceux qui aiment le 7e art ample, celui de l’ordre de l’exception et de l’exceptionnel, du talent visuel et visionnaire qui ne peut être récompensé qu’une fois par an, il est vrai que ces dernières années à Cannes, on a eu tendance à récompenser des causes, des noms, mais rarement l‘exception culturelle, ce talent total qui transcende les idées pour atteindre l’art absolu. Subjectif notre vision du cinéma. Oui, mais un siècle d’histoire parle et on l’assume.
Sur CinéDweller, une Palme d’or ressemble davantage à Quand passent les cigognes, La Dolce Vita, Le Guépard, L’épouvantail, Taxi Driver, Padre Padrone, Apocalypse Now, Kagemusha, Paris, Texas, Adieu ma concubine, Underground… On a envie de repartir fasciné et amoureux, bouleversé et transcendé.
Et surtout, une Palme, à nos yeux, s’élève au-dessus des contingences purement sociétales et des thématiques bien rodées.
Justine Triet vous emmerde, et elle a bien raison
Aussi, on se contrefiche des questions de genre que certains ont voulu mettre sur le tapis pour contester le succès de Justine Triet. On a pu lire qu’on avait encore donné la Palme à une femme, parce que c’était une femme. A notre avis, on ne va pas se mentir, c’est ce que l’on pense de Titane, qui n’avait rien dans la forme, le ton, et l’émotion, des attendus du festival, mais dans le cas d’Anatomie d’une chute, authentique grand drame psychologique et humain, c’est un argument erroné, ignorant et misogyne. Quant aux débats sur la légitimité d’une artiste qui, le soir de la remise des prix, aurait dérapé car elle a frontalement attaqué le gouvernement et sa réforme impopulaire des retraites… Non, elle n’a pas critiqué la main qui la nourrit. Cette idée manipulatrice pour réduire l’autrice au silence est aussi fausse que ridicule. Elle est même dangereuse. Les artistes disent ce qu’ils veulent. Ils sont là pour déranger et transcender les points de vue de chacun. On les aime pour leur ardeur ; sûrement pas pour leur fadeur.
La vision cinématographique de Justine Triet se résume, en 2023, à la Palme la plus brillante depuis Une affaire de famille et La vie d’Adèle. Ce n’est pas une date dans l’histoire du langage cinématographique, de celles qui donnent envie de vivre, rêver et faire du cinéma. C’est au contraire la Palme d’une écriture remarquable pour sa finesse, sa dissection de la psychologie de l’être, une Palme pour une direction d’acteur éblouissante.
Malgré quelques défauts, Anatomie d’une chute percute.
On se défaussera immédiatement de son seul défaut d’écriture, le personnage d’un enfant. Celui du couple disséqué dans le film, au gré du procès d’une épouse suspectée d’avoir tué son mari, en le poussant par la fenêtre de leur domicile. L’enfant est mal-voyant et donc, pour reprendre les formules du cinéma d’auteur, forcément clairvoyant (sic). Sur 2h30 de métrage aussi maîtrisé dans ses personnages, en voilà un qui fait redescendre l’émotion et nous enquiquine par sa facilité de peinture. Dans une forme de maturité trop souvent plébiscitée par les cinéastes en manque d’inspiration, le jeune ado sonne faux, non pas en raison de l’acteur qui l’incarne, mais du scénario qu’il doit jouer. C’est d’autant plus préjudiciable qu’au gré de l’intrigue, il est amené à prendre une place fondamentale dans celle-ci.
Peinture juste et profonde des âmes grises
Ceci écrit, Anatomie d’une chute est un tour de force dans son anatomie de la complexité humaine. La cinéaste, qui avait réalisé un uppercut politico bohême en 2013, avec la brillante comédie La bataille de Solférino, livre une introspection du couple parmi les plus justes, les plus sensibles et rationnelles, qu’on a pu voir ces dernières années. Sa force première repose sur le rejet de l’idée ronde de victimisation et d’une vision binaire de l’individu.
Malgré une investigation rigoureuse de la justice pour savoir si le personnage joué par Sandra Hüller est responsable ou non de la mort de son époux, avec lequel elle entretient des rapports parfois houleux (formidable scène d’ouverture où l’engueulade conjugale prend une forme sensorielle étonnante), l’exercice judiciaire éculé (a-t-on vraiment envie d’assister au procès d’un fait divers sur 2h30, afin de savoir si l’homme a fait une mauvaise chute, s’est suicidé, ou a été assassiné par son épouse?) devient un moyen pertinent d’approfondir les rapports humains. Au banc des accusés, l’épouse exécute une réflexion intransigeante de ce qu’est la vie, la frustration, la colère, les mots qui dépassent les intentions ou sonnent affreusement violents lors d’un procès pour meurtre. Stoïque, elle arbore une rhétorique équilibrée qui ne suscitent ni le rejet face à un monstre d’égoïsme qu’elle ne semble pas être ou d’empathie face à une femme broyée par le système judiciaire. L’accusée incarne l’humain dans sa profondeur. Tempêtueux dans ses failles et ses contradictions, mais rationnel dans sa susceptibilité d’être abîmé.
Rarement un personnage aura été aussi ambitieux intérieurement. Il ne répond à aucun cliché, aucune formule. Il est. Il faut dire que l’écriture de qualité abonde dans le sens de la rigueur psychologique et ne laisse jamais l’émotion l’emporter sur la raison. Pour cela, Justine Triet déploie un autre de ses nombreux talents, complémentaire à une bonne écriture : la direction d’acteur.
Sandra Hüller au panthéon des très grandes actrices cannoises
La cinéaste ne manipule pas les sentiments des spectateurs, elle présente des personnages littéralement habités par leurs rôles qui se présentent tels qu’ils sont, faussement simple, véritablement rugueux, jamais détestables, car compréhensibles par un contexte décortiqué (les 2h30 servent à cela et ne sont en rien un caprice d’auteure). Dans ce casting souvent épatant (on pense évidemment à Swann Arlaud), Sandra Hüller, doublement présente à Cannes en 2023, en compétition, et repartie avec un prix d’interprétation, est impériale. La comédienne allemande domine le film, sans écraser les autres personnages, ni même celui de son époux, lors des moments de reconstitution, car la narration sait être elle-même suffisamment complexe pour interpeller.
Dans des moments difficiles, en anglais ou en français, Sandra Hüller ne perd jamais le ton, y compris si elle doit afficher sa dureté, évoquer la vie sexuelle de son personnage, ses défaillances en tant que mère. Sandra Hüller livre une composition au-delà de la facilité des sentiments, dont la force est la capacité d’intellectualisation de son couple, à tort ou à raison, car après tout, comme Anatomie d’une chute l’évoque explicitement, le verdict ne peut prétendre à la vérité, mais demeure une interprétation de témoignages en l’absence de tout témoin lors de la scène de la mort du mari.
Hymne à la contextualisation, à l’écoute et à l’intelligence, réflexion sur la relativité du concept de vérité, Anatomie d’une chute prend son temps pour affirmer qu’on ne peut juger sans connaître les tenants et les aboutissants d’une affaire plurielle dans ses protagonistes. La Palme de 2023 est définitivement un très grand film, faute d’être une très grande Palme.
Biographies +
Justine Triet, Swann Arlaud, Sandra Hüller, Milo Machado Graner, Antoine Reinartz, Saadia Bentaïeb, Camille Rutherford, Jehnny Beth, Samuel Theis, Sophie Fillières, Arthur Harari