Chef d’œuvre absolu, Marketa Lazarova a été désigné comme le plus grand film tchèque de tous les temps et cela n’est pas usurpé tant le drame bouleverse le spectateur sur le plan esthétique. Quand le cinéma devient pure poésie.
Synopsis : En Bohême, au XIIIème siècle. Christianisme et paganisme s’affrontent. Des brigands, mené par Mikolas, aux ordres du Seigneur Bouc, attaquent une caravane de chevaliers allemands qu’ils tuent sans pitié, excepté le jeune prince Kristian, qu’ils ramènent à leur camp. C’est le début d’un affrontement violent avec Lazar, allié des Allemands, seigneur voisin et voleur, qui destine sa fille, la belle Marketa, au service de Dieu.
Une production dantesque étalée de 1962 à 1967
Critique : Après avoir passé une dizaine d’années à tourner des petits films documentaires de propagande, le cinéaste tchèque František Vláčil se lance au début des années 60 dans le long-métrage de fiction. Conforté dans ses ambitions par la réussite de ses deux premiers longs (La colombe blanche et Ďáblova past), le réalisateur envisage d’adapter au cinéma un roman qui l’a profondément marqué dans sa jeunesse, intitulé Marketa Lazarova. Cette œuvre réputée inadaptable à l’écran à cause de la multiplicité de ses personnages a été écrite par Vladislav Vančura en 1931. Comme son auteur fut un héros du communisme durant la Seconde Guerre mondiale – où il a perdu la vie en 1942 à l’âge de 50 ans – František Vláčil reçoit tout le soutien possible de la part des autorités pour réaliser un projet de grande ampleur.
Et de fait, le cinéaste n’était pas au bout de ses peines lorsqu’il entame le travail sur le scénario en 1962. Ainsi, la préproduction est telle que le tournage n’a vraiment démarré qu’en 1965 pour une durée exceptionnelle étalée sur 18 mois (avec quelques interruptions tout de même). Les prises de vues s’achèvent finalement en 1966 et le film a enfin pu sortir en 1967 en Tchécoslovaquie. Face à la pression énorme qui pesait sur ses épaules, František Vláčil a commencé à consommer du rhum plus que de raison, au point de tomber dans l’alcoolisme. Ce fut pour lui le prix terrible à payer pour créer ce chef d’œuvre absolu, qui a été désigné comme étant le meilleur film tchèque de tous les temps par un panel de critiques en 1998.
Le plus beau film tchèque de tous les temps
Et nous n’irons pas les contredire tant Marketa Lazarova s’impose immédiatement comme un monument du septième art. Se déroulant au Moyen-Age dans un espace indéterminé que l’on suppose être la Bohême, l’intrigue peut vaguement s’apparenter à un Roméo et Juliette qui aurait évacué toute notion de romantisme au profit d’une noirceur absolue des sentiments humains. Comme dans l’œuvre de William Shakespeare, il y a bien deux familles nobles qui se déchirent pour la domination de la région, tout en devant faire face aux tentatives du roi pour imposer son autorité. Au milieu de ce chaos institutionnel se nichent deux histoires d’amour contrariées, mais surtout peu romanesques. Ainsi, l’une d’entre elles démarre tout bonnement par une séquence de viol, heureusement sublimée par la poésie des images et un traitement purement métaphorique.
© 1967 Filmové studio Barrandov / Jaquette : 2023 Artus Films. Design : Benjamin Mazure. Tous droits réservés.
En réalité, Marketa Lazarova propose une vision très sombre de l’époque médiévale, lorsque les chevaliers et autres nobliaux étaient également des brigands qui n’hésitaient pas à détrousser les voyageurs égarés pour assurer leur subsistance. Ainsi, les envoyés du roi apparaissent ici comme des agents d’un pouvoir qui tente de juguler les débordements de cette noblesse alors sans foi ni loi. Au passage, le cinéaste insiste également sur l’affrontement entre une famille qui conserve des rites païens, là où leurs adversaires sont de fervents chrétiens, prêts à sacrifier leurs filles pour les faire entrer au couvent – c’est le destin initial de la jeune Marketa, magnifiquement incarnée par Magda Vášáryová.
Marketa Lazarova, une leçon de cinéma à chaque plan
Non seulement le film parvient à entrelacer de manière cohérente un récit très touffu fondé sur une grosse dizaine de personnages principaux, mais il déploie surtout une poésie visuelle de chaque instant qui fait de Marketa Lazarova une œuvre totale qui égale souvent les créations de Tarkovski (on pense beaucoup à son Andrei Roublev, lui aussi situé au Moyen-Age), mais rappelle aussi les films d’Elem Klimov par la folie qui s’en dégage. Certes, le rythme est globalement lent et contemplatif, mais František Vláčil ne cesse de créer du mouvement par une caméra très mobile, des cadrages toujours originaux et inventifs et l’introduction dans le champ d’animaux qui viennent insuffler de la vie à l’image.
Malgré une collaboration qui semble avoir été houleuse, František Vláčil a tiré le meilleur de son directeur de la photographie Bedřich Baťka. Le noir et blanc expressionniste bouleverse notre rétine à chaque seconde de ce bijou visuel. Conscient de la trop grande richesse narrative de l’œuvre adaptée, le réalisateur a préféré retranscrire certains passages fondamentaux par le biais d’images poétiques qui, une fois assemblées, font sens. Il s’est également appuyé sur la magnifique partition musicale de Zdeněk Liška, souvent en contrepoint de l’image. Ainsi, la grande bataille finale n’est pas enrobée d’une musique martiale, mais bien plutôt d’une prière aux accents religieux, ce qui renforce l’horreur des images tournées.
Quand le cinéma atteint le statut d’art majeur!
D’une beauté à couper le souffle, Marketa Lazarova laisse pantois par tant de talent et bouleverse une fois de plus notre horizon d’attente de cinéphile. Il s’agit assurément de l’un des plus beaux films tchèques de l’histoire, mais il faudrait aussi l’inclure dans la liste des œuvres d’art majeures délivrées par le septième art. On ne peut donc que remercier l’éditeur Artus Films de nous avoir permis de découvrir ce jalon essentiel dans des conditions optimales.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes en 1969 – la même année qu’Andrei Roublev, décidément – le chef d’œuvre a dû patienter jusqu’au mois de septembre 1972 pour sortir sur les écrans parisiens par les bons soins d’Etoile Distribution. Par la suite, le métrage a eu le droit à une sortie DVD très chiche chez Malavida en 2009, puis chez Artus Films avec un écrin enfin digne de son importance, ains qu’une copie restaurée en 2K.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 27 septembre 1972
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Biographies +
František Vláčil, Vlastimil Harapes, Josef Kemr, Magda Vášáryová, František Velecký, Zdeněk Kryzánek
Mots clés
Cinéma tchèque, Festival de Cannes 1969, Le Moyen-Age au cinéma, Les violences faites aux femmes