Rareté issue des années 60, L’inconnu de Shandigor est une œuvre fondatrice au cœur de la cinématographie suisse, tout en étant un objet esthétique fascinant. Caro et Jeunet s’en sont largement inspirés pour créer leur univers.
Synopsis : Le savant Herbert von Krantz a mis au point un procédé révolutionnaire, l’Annulator, permettant de désamorcer les armes nucléaires. Son invention fait depuis l’objet de convoitise de tous les services secrets et des groupuscules terroristes du monde entier. Le scientifique paranoïaque vit cloîtré dans sa demeure ultra-sécurisée avec sa fille Sylvaine et son assistant Yvan, sur lesquels il exerce une redoutable emprise. Autour d’eux, les espions rôdent et sont prêts à tout pour récupérer les plans de l’Annulator…
Aux origines du cinéma suisse
Critique : Au cours des années 60, le cinéma suisse se résumait à la création de courts métrages documentaires destinés généralement à la télévision naissante. Parmi les créateurs de programmes télévisuels, on trouve notamment le jeune réalisateur Jean-Louis Roy qui aspire pourtant à développer dans son pays un cinéma de fiction qui soit ambitieux et capable de rivaliser avec les autres pays européens. Pour cela, le jeune passionné de cinéma va passer près de trois ans à monter L’inconnu de Shandigor (1967), son tout premier long métrage de fiction qui peut également être considéré comme l’un des premiers films suisses, au même titre que La lune avec les dents (1967) de Michel Soutter.
La singularité de L’inconnu de Shandigor vient du fait que Jean-Louis Roy s’empare d’un genre alors à la mode, à savoir l’euro-spy qui s’est développé après le triomphe de la saga James Bond, pour en tirer un pur film d’auteur qui pourrait aussi bien s’apparenter à la nouvelle vague française. Dès le départ, de nombreux éléments permettent de considérer le long métrage comme une sorte de parodie du film d’espionnage traditionnel puisque le cinéaste se moque des figures archétypales du genre. Pour autant, il traite son sujet avec une telle volonté d’esthétisation du réel qu’il confère à L’inconnu de Shandigor une dimension poétique qui contredit l’aspect parodique.
Inspiré par l’univers de la BD
Certes, plusieurs éléments ressortent de la parodie pure et simple avec notamment le gang des espions chauves mené par le très bis Serge Gainsbourg, également auteur d’une chanson pas très inspirée (Bye-bye Mister Spy pour les puristes), mais aussi le très hystérique Jacques Dufilho au jeu volontairement outré. Et que dire du savant paranoïaque interprété par le toujours impeccable Daniel Emilfork, si ce n’est qu’il ne peut pas être pris au sérieux.
Pour autant, L’inconnu de Shandigor n’a pas le rire pour vocation car Jean-Louis Roy s’inspire des innovations d’un certain Jean-Luc Godard sur son Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) pour signer une œuvre déconcertante à plus d’un titre. Tout d’abord, largement inspiré par les cadrages de la bande dessinée, Jean-Louis Roy multiplie les plans au grand angle et déforme ainsi toutes les perspectives afin de créer une atmosphère d’inquiétante étrangeté. Il s’est entouré d’un casting de « gueules » pour renforcer l’aspect expressionniste de sa réalisation, tout en sélectionnant des extérieurs étranges afin de (re)composer un monde voué à la bizarrerie.
Des cadrages savants qui emprisonnent les personnages
Ainsi, dans L’inconnu de Shandigor, on passe allègrement d’extérieurs tournés à Genève, Barcelone et Liège. Le but est de profiter d’architecture modernistes (La Villa Bertrand de Liège) ou biscornues (les créations de Gaudi à Barcelone). Pour le cinéaste, il s’agit bien entendu de créer des images fortes et singulières – bien aidé par son directeur de la photographie Roger Bimpage – mais qui ont du sens. Effectivement, il s’agit d’enfermer les protagonistes dans des structures architecturales qui les dépassent et les emprisonnent.
Après tout, le sujet du film n’est-il pas un moyen d’évoquer la guerre froide et l’impossibilité pour les êtres humains d’échapper aux superstructures étatiques ? Seul personnage innocent, la jeune Sylvaine incarnée par Marie-France Boyer pense pouvoir s’affirmer librement jusqu’au retournement de situation final que nous ne dévoilerons pas. Dans ce grand jeu des Nations concurrentes, personne ne peut en sortir indemne, y compris lorsque l’enjeu est absurde, comme c’est le cas de cette formule de l’Annulator, sorte de MacGuffin qui ne sort à Jean-Louis Roy que de prétexte.
Une œuvre originale passée inaperçue en salles
Assez fascinant jusque dans ses longueurs, le long métrage propose donc un univers à part – d’ailleurs les extérieurs sont toujours filmés sans figurants, comme pour confirmer l’aspect fantomatique du récit – et peut donc se voir comme un conte cruel fortement influencé par la bande dessinée et le serial, comme à la même époque un certain Georges Franju. Notons d’ailleurs que le film a eu une filiation sur la longue durée en France puisque le personnage du savant von Krantz (Daniel Emilfork) a largement inspiré le Krank de La cité des enfants perdus (Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, 1995), tandis que l’intrigue du film peut se rapprocher des œuvres fantastiques d’Enki Bilal (on songe notamment à son Bunker Palace Hôtel)
Présenté au Festival de Cannes en 1967 en tant que représentant de la Suisse, L’inconnu de Shandigor a aussi été présenté au Festival suisse de Locarno la même année. Il n’est parvenu sur les écrans français qu’au mois de juillet 1968 lors de la semaine peu propice du 17, marquée par une absence de sorties d’envergure. Le film distribué par Images Distribution est présent dans quatre salles (le Bonaparte, le Saint-Germain-Village, le Calypso et le Mayfair) et n’attire que 8 650 curieux lors de sa première semaine. Toujours avec ses quatre écrans, le film échoue à créer une dynamique en deuxième septaine puisqu’il s’effondre à 1825 retardataires. Pourtant, il demeure encore à l’affiche une troisième semaine pour 1943 clients supplémentaires et un total peu affriolant de 12 418 entrées à Paris.
Par la suite, le long métrage n’a pas fait l’objet d’une exploitation en vidéo et il a fallu attendre les années 2020 pour qu’il fasse l’objet d’une superbe restauration 4K, juste avant le décès de Jean-Louis Roy. Par ailleurs, le cinéaste n’a pu ensuite tourné qu’un seul autre long métrage de fiction (Black Out en 1970), avant de redevenir un spécialiste du court métrage documentaire. Ainsi, sa volonté de créer un cinéma suisse puissant s’est heurtée au mur du réel.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 17 juillet 1968
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Biographies +
Jean-Louis Roy, Jacques Dufilho, Howard Vernon, Daniel Emilfork, Jacqueline Danno, Serge Gainsbourg, Marie-France Boyer, Ben Carruthers
Mots clés
Cinéma suisse, Parodie d’espionnage, Les savants fous au cinéma, La Guerre froide, Festival de Cannes 1967