Premier film d’Enki Bilal, l’étrange Bunker Palace Hôtel déploie un univers visuel fascinant sur fond d’intrigue politique visionnaire. Dommage que le rythme, assez languissant, ne suive pas.
Synopsis : Dans un pays inconnu, dans une ville inconnue lors d’une guerre inconnue, s’agite sous terre l’élite d’un régime inconnu. Son quartier général : le Bunker Palace Hôtel, offrant confort et sécurité. Tout semble se dérouler pour le mieux pour les dignitaires du régime qui attendent leur président. Cependant, d’étranges bruits courent à la surface de la terre et les rebelles sont de plus en plus actifs malgré la vigilance du machiavélique Holm. Quant au personnel androïde, il donne de curieux signes de disfonctionnement…
Le premier film d’un auteur de BD culte
Critique : Au cours des années 80, le dessinateur de bande dessinée Enki Bilal connaît une formidable popularité. Depuis toujours passionné de cinéma, l’auteur propose au milieu de la décennie à d’autres dessinateurs de passer à la réalisation avec un film à sketches qui mêlerait harmonieusement leurs univers. Pourtant, au bout de quelques temps, seul Enki Bilal a livré un traitement intitulé Bunker Palace Hôtel et l’illustrateur se retrouve seul à bord d’une aventure qui prend l’eau de partout.
Toutefois, Bilal fait la rencontre du producteur indépendant Maurice Bernart, connu dans le milieu pour ses nombreuses prises de risque. A son palmarès, on trouve des œuvres très ambitieuses comme Rêve de singe (Marco Ferreri, 1978), Série noire (Alain Corneau, 1979), Les ailes de la colombe (Benoît Jacquot, 1981) ou encore Thérèse (Alain Cavalier, 1986). Celui-ci est enthousiasmé par le projet de court-métrage de Bilal, mais il préfère s’engager sur un long. Il parvient à réunir des financements importants, à condition de tourner l’intégralité du film à l’étranger. Si l’URSS est d’abord envisagée, la production débarque finalement à Belgrade (en Yougoslavie) qui se trouve être la ville natale d’Enki Bilal. Assurément un signe du destin pour celui qui se lance pour la première fois dans la réalisation.
Une esthétique rétrofuturiste très soignée
Aidé par son complice d’écriture Pierre Christin, Bilal développe donc l’intrigue de ce Bunker Palace Hôtel qui n’est rien d’autre qu’un huis-clos. Effectivement, les premières scènes nous plongent dans une révolution qui a lieu dans un pays de l’Est indéterminé, avec un décor science-fictionnel qui rejoint l’esthétique habituelle du dessinateur. L’apprenti cinéaste se fait plaisir en multipliant les incongruités comme une pluie battante qui est constituée de lait, tout en développant une esthétique rétrofuturiste qui était particulièrement à la mode dans les années 80.
Dans ces séquences, le réalisateur a fait appel à de nombreuses peintures sur verre qui donnent une échelle impressionnante à des décors en dur. Mais ces séquences laissent rapidement place à un décor unique de bunker luxueux, réalisé là encore en dur par les équipes yougoslaves. L’intrigue qui suit l’intrusion de deux révolutionnaires (Carole Bouquet et Benoît Régent) au cœur du refuge d’un groupe d’apparatchiks débute donc sur les chapeaux de roues, avant de stationner dangereusement en cours de route. Une fois à l’intérieur du fameux bunker, les développements narratifs se mettent en suspens et le cinéaste se perd quelque peu dans un statisme volontaire qui touche à la fois les acteurs et la réalisation.
Une métaphore politique pertinente, mais trop statique
Sans aucun doute trop confiant en la puissance visuelle de son œuvre, Enki Bilal compte sur l’originalité de sa démarche pour combler les trous d’une intrigue un peu confuse et finalement assez peu crédible. On se demande par exemple comment des hommes de pouvoir rompus à la manipulation ne se méfient pas davantage des deux intrus ou encore de l’absence de leur président. En fait, le long-métrage délaisse franchement l’écriture des personnages au profit d’une métaphore politique qui, elle, est vraiment intéressante.
Anticipant la chute du bloc soviétique – qui était en cours au moment de la sortie du film – Bunker Palace Hôtel analyse les raisons de l’effondrement d’un système autocratique, tout en démontrant dans un éclair de clairvoyance que les mêmes personnes vont finalement émerger du chaos révolutionnaire. C’est ainsi qu’il faut comprendre le jeu mené par le président (Hans Meyer) et par ses sbires dont l’impressionnant Jean-Louis Trintignant. En idéal féminin révolutionnaire, Carole Bouquet est également parfaite, de même que l’on saluera l’ensemble de la distribution secondaire. Que ce soit Yann Collette ou Roger Dumas, tous s’acquittent de leurs rôles avec beaucoup de charisme, permettant de ne pas trop s’ennuyer durant la projection d’une œuvre sans action et quelque peu statique.
Bunker Palace Hôtel mérite le détour, malgré son échec en salles
On peut aussi saluer le joli travail accompli par Philippe Welt à la photographie, tandis que les décors créés par Michèle Abbé-Vannier et Sava Acin s’insèrent à merveille dans l’univers graphique de l’auteur de BD. Projet très audacieux à une époque où le cinéma de science-fiction n’existe pour ainsi dire pas du tout en France, Bunker Palace Hôtel est certes plein de défauts liés aux premiers films, mais il n’en demeure pas moins une bonne entrée en matière dans l’univers visuel et thématique d’un auteur à part entière.
Malheureusement pour cette production ambitieuse, la crise du cinéma fait rage au moment de sa sortie au mois de juin 1989. Les chiffres de fréquentation sont déplorables et le film ne dispose pas d’une presse très favorable. La semaine du 14 juin 1989, Bunker Palace Hôtel n’arrive qu’en deuxième place du box-office parisien, derrière la comédie de Blake Edwards L’amour est une grande aventure. Ils bénéficient tous deux de 26 écrans.
En première semaine, Bunker Palace Hotel peut être vu au Pathé Marignan, à la Fauvette, au St. Lazare Pasquier, à La Bastille, au Forum Horizon, au Gaumont Alésia/Convention/Opéra, au Gambetta, au Miramar, au Rex, au Pathé Clichy et Hautefeuille. Treize écrans en banlieue le diffusent également.
Un gouffre sépare la comédie américaine (68 971 entrées) du film de SF français qui se contente de 26 259 curieux. Le flop est donc acté dès la première semaine pour ce Bunker Palace Hôtel qui perd dix salles dès sa seconde semaine, essentiellement en banlieue qui ne semble pas connaître ce projet atypique. La débandade se traduit par une perte de 50% des entrées et un atterrissage douloureux à 13 995 retardataires au compteur.
Une Fête du Cinéma sans grand secours
Grâce à la Fête du cinéma, la tentative de SF retrouve quelques couleurs et glane 16 343 fous de BD en plus, dans 10 cinémas, exclusivement parisiens, mais cela n’est pas la fiesta pour autant. En réalité, cela signe la fin progressive du long-métrage qui a continué une carrière discrète dans quelques salles avant de succomber en 16e semaine au champ d’honneur avec 76 271.
Ainsi, en 4e semaine, le Palace trouve refuge dans 7 salles pour 6 702 spectateurs. Il atteint alors 63 299 spectateurs. Il lui faudra 12 semaines pour réaliser 13 000 entrées de plus, dont essentiellement au Forum Orient Express où il restera près de 7 semaines, avant de rendre l’âme aux Cinoches, en 16e semaine.
Le reste de la France ne fut guère plus réceptif avec une carrière qui se termine autour des 190 779 entrées.
Finalement, le film a été édité en VHS par Fil à Film, afin de satisfaire les fans de Bilal. Il a également fait une escale en DVD en 2005, pour profiter de la sortie en 2004 d’Immortel – Ad Vitam, le troisième long du célèbre dessinateur. En 2023, le long-métrage a enfin le droit à une résurrection avec l’édition superbe concoctée par Rimini.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 14 juin 1989
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Biographies +
Enki Bilal, Jean-Louis Trintignant, Carole Bouquet, Maria Schneider, Jean-Pierre Léaud, Hans Meyer, Roger Dumas, Yann Collette, Benoît Régent
Mots clés
Cinéma fantastique français, Les films de SF des années 80, Les huis-clos au cinéma, La dictature au cinéma, Les premiers films