La route des Indes, ultime film de David Lean, d’après E.M. Forster, est une œuvre étrange, dont il se dégage une sulfureuse odeur de mort.
Synopsis : Dans l’Inde coloniale des années 1920, une jeune femme anglaise, Adela Quested, entreprend de rejoindre son fiancé dans la petite ville de Chandrapore où il est magistrat. Accompagnée de la mère de ce dernier, une vieille dame très ouverte d’esprit, elle découvre avec trouble un pays rongé par la discrimination des colons qui méprisent les autochtones. Lors d’une visite aux grottes de Marabar, Adela est victime d’un incident qui va exacerber les tensions dans le pays au moment même où les revendications indépendantistes se durcissent…
1984, E.M. Foster enfin adapté au cinéma
Critique : L’écrivain britannique E.M. Foster, décédé en 1970, n’avait jamais été adapté au cinéma jusqu’en 1984 et La Route des Indes. Depuis la parution du roman en 1924, il s’était farouchement opposé à toute adaptation en salle, malgré les appels insistants du producteur John Brabourne, dès 1958, fasciné par ce roman politique sur le sens de l’indépendance indienne. Il faudra au producteur attendre le décès de Foster et dix ans d’obstruction du nouvel ayant droit, King’s College de Cambridge, pour qu’A Passage to India puisse enfin rayonner sur le grand écran. Canonisé par David Lean, l’apôtre du film épique, au classicisme somptueux, Foster allait être par la suite exhalé consécutivement avec Chambre avec vue, Maurice et Retour à Howard’ End, d’autres jalons de leur époque, magnifiquement réalisés par James Ivory.
L’adaptation de Lean est dans la lignée du cinéma du maître, prestigieuse, somptueuse, d’une ampleur qui dépasse notre champ de vision. Elle avait été évoquée du vivant de l’écrivain, à la fin des années 60. L’échec de La Fille de Ryan en 1970 allait toutefois conduire le réalisateur de Lawrence d’Arabie, du Docteur Jivago et du Pont de la rivière Kwaï, à prendre sa retraite anticipée. Le cinéaste à l’ego surdimensionné n’appréciait pas la critique, et celle qui s’est acharnée sur son mélo La fille de Ryan avait été particulièrement assassine. Il batailla près de quinze ans pour pouvoir réaliser La route des Indes dont la production fut aussi aidée par le triomphe de Gandhi de Richard Attenborough (1982), biopic en territoire indien à Oscars.
David Lean dans le paysage des années 80
La route des Indes est donc sa seule incursion au cœur des années 80… Pour le cinéaste qui a découvert l’Inde dans les années 50, il s’agit d’une œuvre testamentaire, puisqu’il décède 7 ans après, sans avoir réalisé autre chose, dont le thème même revêt un arrière-goût morbide. Sujet d’un autre temps, avec un casting âgé, alors que la production d’époque se veut plus jeune, plus vive. Les Spielberg et George Lucas sont les nouvelles stars du grand public et en France, la nouvelle épopée intime de Lean sort le même jour qu’un certain Terminator… Il y a bien encore Sidney Pollack pour s’inspirer du maître avec Out of Africa, mais le réalisateur habitué aux adaptations de Dickens dans les années 40, ne semble plus à sa place au sein de la production d’une décennie passée à autre jour, mais qui lui vraudra néanmoins une pluie de nominations aux BAFTA, Oscars et Golden Globes.
La Route des Indes : le déclin de l’empire britannique
La Route des Indes évoque donc la fin d’un monde, d’un empire. L’empire colonial britannique. La Route empruntée par ses protagonistes a le goût poussiéreux et lumineux de calvaire alors que frustration sexuelle, mensonge et manipulation révèlent le pire de l’exploitation occidentale sur une population exotique pauvre, où le vent de révolte gronde en arrière-plan.
D’une grande intelligence de réalisation et d’une finesse thématique, le dernier Lean joue de l’ellipse pour nourrir un suspense sur un viol éventuellement commis au cœur d’une grotte mystique, où le spectateur sent vibrer les résonnances sensorielles et psychologiques. On pense parfois à Mankiewicz et Soudain l’été dernier. Aux ficelles narratives d’un certain cinéma américain qui essayaient de contourner le Code Hayes. L’ambiance mortifère d’un monde qui se délite ou essaie de se reconstruire au détriment de l’envahisseur caractérise cette plongée coloniale dans l’Inde mythique, qui n’a rien à envier au Fleuve de Renoir ou au Le Narcisse Noir de Michael Powell.
Une œuvre morbide et visionnaire
Grandeur et décadence sont au cœur de cette œuvre de visionnaire, où le réalisateur parvient à capter l’essentiel, le refus de la dualité évidente, de l’antagonisme grossier, du trait forcé ou du manichéisme primaire… Le bon et le moins bon de l’être côtoient les sentiments vertigineux de psychologies évolutives, spectrales et mystiques, que l’on aime suivre dans leur marche funèbre ou leur renaissance philosophique.
Longtemps écrasé par le poids des œuvres célèbres de son réalisateur, La Route des Indes mérite bien des louanges. Il aurait probablement conquis le grand Foster pour lequel retrouver l’équilibre entre les Britanniques et les Indiens étaient si importants.