Ferreri orchestre avec Rêve de singe la fin du mâle traditionnel dans une œuvre visionnaire, puissamment évocatrice grâce à une multitude de métaphores pertinentes. Déstabilisant et d’une liberté de ton absolue.
Synopsis : A New York, Gérard Lafayette adopte une jeune guenon trouvée dans un terrain vague et l’élève comme si c’était son enfant…
De l’art de la métaphore et de l’improvisation
Critique : En 1978, le réalisateur iconoclaste Marco Ferreri continue d’approfondir ses thématiques personnelles liées aux bouleversements sociétaux des années 70, notamment dans les rapports de plus en plus complexes entre hommes et femmes. Il s’adjoint les services du scénariste Gérard Brach, fidèle collaborateur de Roman Polanski, pour créer une histoire totalement surréaliste se déroulant dans un monde moderne en voie d’extinction. Si la structure générale du film est clairement établie, le réalisateur ne change guère sa méthode qui est de favoriser l’improvisation sur place, avec l’aide de ses acteurs. Marco Ferreri le précise lui-même en parlant de ses comédiens (dans Gérard Depardieu de Christian Gonzalez, 1985, p 119) :
Ils ne savent jamais, avec moi, ce qui vient après. Les personnages s’adaptent à eux. Empruntent leurs propres chemises. Je suis un tailleur sur mesure.
Ce goût de l’improvisation et du work in progress est confirmé par Marcello Mastroianni qui déclare (dans Marcello Mastroianni, le jeu plaisant du cinéma de Matilde Hochkofler, 1992, p 132) :
Je ne savais absolument rien de Rêve de singe lorsque je suis parti, appelé par Ferreri qui était déjà en Amérique où il tournait. Nous avons construit mon personnage de jour en jour, en recréant le goût de travailler sur un seul sujet, dans l’esprit qui caractérise toujours les films de Ferreri. En m’observant dans ce paysage, en me suggérant certaines choses, Ferreri est arrivé à tirer, petit à petit, un très beau personnage, dans un film que j’estime formidable.
Nous ne contredirons pas le comédien dans son jugement sur ce long-métrage qui appartient clairement à la catégorie des grands films dingues des années 70.
La mort programmée du mâle lambda
Comme le suggère le titre original du film (en gros : Adieu macho), Marco Ferreri prophétise la mort programmée du mâle traditionnel dans un monde en profonde mutation. Il montre notamment l’indépendance de plus en plus farouche des femmes à travers des séquences inaugurales qui ne laissent aucun doute quant à ses intentions. Il renverse notamment la proposition habituelle en faisant de Gérard Depardieu la victime d’un viol commis par un groupe de féministes. Par la suite, le long-métrage n’aura de cesse de décrire des hommes impuissants à séduire et à se reproduire. Ainsi, le personnage de vieux beau incarné par Marcello Mastroianni se révèle incapable de plaire aux femmes, même âgées. Il finira seul et désemparé, lui qui incarne une société encore machiste.
Toutefois, le mâle, quelle que soit sa position, est une fois de plus destiné à mourir. On retrouve là les théories développées dans La dernière femme (1976) qui se terminait par l’émasculation de Depardieu. Ici, son sort n’est guère plus enviable et, sans vouloir déflorer la fin, on peut constater que les hommes finissent tous par mourir, tandis que le dernier plan suggère la solitude d’une mère de famille au bord d’une plage avec son enfant en bas âge.
King Kong est bien mort
Outre ce bouleversement dans les rapports entre hommes et femmes, Ferreri orchestre également la décadence de la société moderne. Il situe d’ailleurs une partie de l’action dans un musée de cire qui reproduit des scènes de la Rome antique – image de la décadence d’une civilisation autrefois brillante.
Evacuant volontairement des décors des éléments trop ancrés dans leur époque, Ferreri parvient à brouiller les repères temporels et signe une œuvre universelle qui n’a pas pris une ride. Tourné en anglais, à New York, avec ses buildings noyés dans un brouillard persistant pour seul horizon, Rêve de singe décrit une société moderne, mais qui pourrait tout aussi bien être post-apocalyptique – les rats infestent notamment les rues et les logements. Noyée dans une brume constante, la ville apparaît fantomatique, comme si le rêve américain s’était déjà effondré. King Kong lui-même ne gravit plus l’Empire State Building mais gît sans vie sur une plage, sans que personne ne s’en étonne, dans une scène splendide au surréalisme assumé. Cette séquence fait d’ailleurs songer à celle de la baleine dans Les harmonies Werckmeister (2000) de Béla Tarr.
Animal Kingdom
Comme souvent chez Ferreri, l’être humain est voué à sa perte ou encore à une mutation vers d’autres formes. Ici, la plupart des personnages sont soumis à une forme de réification. Le personnage de Depardieu s’exprime souvent par grognements, mais aussi par le biais d’un sifflet qui fait office de vecteur du langage. L’homme retombe soit au niveau de l’animal, soit à celui d’un simple objet décoratif. Ferreri signe même une scène surréaliste où les personnages parviennent à faire enregistrer un petit chimpanzé au registre officiel des naissances de New York, sans que personne ne s’aperçoive de la supercherie. Son nom de Cornelius est d’ailleurs une référence directe à La planète des singes (Schaffner, 1968), trait d’humour typique d’un cinéaste malin.
Rêve de singe est donc une œuvre insaisissable, fuyante et qui sait créer le malaise par son ambiance mortifère de fin du monde. Outre un discours que certains qualifieront de réactionnaire – l’homme est ici la victime de la libération de la femme – Ferreri se fait l’écho du malaise de la civilisation moderne avec un sens inné de la métaphore. Il signe de splendides tableaux magnifiquement mis en lumière par le grand Luciano Tovoli, tandis que Philippe Sarde nous gratifie d’une bande-son déstabilisante du meilleur effet. Il faut également signaler l’implication de Gérard Depardieu qui se donne corps et âme au cinéaste. L’acteur qui disait en avoir “ras-le-bol” d’enchaîner les tournages (il s’agissait de son sixième film en un an) sortait par ailleurs d’une longue série d’échecs. Mastroianni et tous les autres comédiens sont également au sommet de leur talent, portés par un cinéaste décidément au pic de sa créativité durant ces folles années 70.
Un Prix spécial du Jury à Cannes largement mérité pour un film malheureusement trop rare et oublié
Puissamment original, Rêve de singe a glané le Prix spécial du jury à Cannes en 1978, ex æquo avec un autre film fou, à savoir l’excellent Cri du sorcier de Skolimowski. Sorti dans la foulée dans les salles, Rêve de singe n’a pas connu le triomphe de La grande bouffe (2,8 millions d’entrées), ni même le retentissement de La dernière femme (803 133 spectateurs), se contentant de 365 973 entrées sur tout le territoire français. Au vu de l’étrangeté du film, cela n’est guère étonnant, mais l’échec ne fut pas sans conséquences financières au vu du très gros budget dont il disposait. Le succès français lui était vital.
Il s’agit pourtant de l’une des œuvres les plus remarquables de son auteur, par la puissance évocatrice de ses images et la profondeur de ses thématiques, toujours d’actualité plus de quarante ans après sa réalisation.
Critique de Virgile Dumez