Premier film d’envergure de David Cronenberg, au sein de ses premiers films indépendants, Scanners marqua l’ère de la vidéocassette et le cinéma du début des années 80. Désormais classique dans la filmographie de son auteur, il s’agit d’un grand cru dans une filmographie d’une remarquable cohérence.
Synopsis : Cameron Vale est un télépathe qui vit en marge de la société. Repéré par la ConSec, société secrète qui mène des recherches sur ce type d’individus nommés “scanners”, il apprend auprès du Docteur Ruth à domestiquer son pouvoir. Cameron est alors chargé de localiser Daryl Revok, un scanner qui organise à échelle industrielle un trafic d’Ephémérol : une substance chimique dangereuse destiné aux femmes enceintes…
Meurtres sous contrôle
Critique : Les années 70 sont connues pour leurs films fous, leurs thématiques bordeline, la faculté des artistes à ausculter les maux d’une société malade. Avec du recul, il est évident que le divin ne pouvait qu’être mis à mal. La science exerçait ses progrès, générant des mutants, exposant l’homme à des troubles et transformation, et engendrant des communautés sectaires et organisations iconoclaste qui idolâtraient une nouvelle forme d’homme. Bienvenue dans le cinéma de David Cronenberg.
L’ultime pornographie, pénétrer l’esprit de l’autre
Entre les productions sur l’Antéchrist, les films sur les sectes sanguinaires et le repli anthropophagique sur les us et coutumes de quelques peuplades cannibales, le cinéma horrifique s’interrogeait aussi sur le pouvoir de l’esprit, celui de lire et de manipuler l’autre, en abolissant la dernière frontière. La pornographie sexuelle et gore, durant cette décennie, avait permis la pleine possession du corps : Satan l’habitait, comme le veut l’usage du jeu de mot douteux ; les monstres humains le dévoraient. Mais pour les auteurs, il était désormais temps de livrer un point de vue cérébral et de rendre hommage aux facultés mentales de l’homme dont l’esprit devenait soudainement un outil de manipulation, une technologie capable de scanner l’esprit de l’autre, de l’investir, de le démolir.
Quand Stephen King s’en mêle
Le septième art compte de nombreux exemples, parmi lesquels les adaptations du jeune Stephen King : Carrie, souffre-douleur des jeunes et d’une mère bigote, utilisait finalement ses pouvoirs pour se nettoyer des souillures d’une société de l’exclusion. L’auteur du Maine sera adapté par Brian De Palma qui enchaînera juste après sur Furie, sorte de version adulte de X-Men où l’État tente de contrôler les pouvoirs extrasensoriels de certains cas individuels. King, évidemment, avec L’enfant Lumière, The Shining, accouchera dans la douleur d’un roman somme où l’enfant se retranche dans ses facultés. Le bouquin monumental sera adapté par le traître, aux yeux du romancier, Stanley Kubrick, qui explorera ses propres pistes à partir du socle littéraire. Avec Firestarter et The Dead Zone du même King, l’esprit de l’homme semble n’avoir plus de limite, et inspire deux œuvres à des cinéastes à la mode, Mark L. Lester (Class 84) et David Cronenberg, pour qui les mutations génétiques et mentales de l’homme tournaient à la névrose et à l’obsession cinématographique.
Scanners ou l’ère de la vidéocassette
David Cronenberg, avant l’épisode The Dead Zone, avait déjà œuvré dans l’indépendance canadienne la plus totale sur des séries B qui avaient alimenté les cinémas de quartier français, sans trop de succès, avant d’éclater, en 1982, en VHS : la frénésie sexuelle via le virus meurtrier de Frissons, Parasite murders, canonisé par Hollywood Vidéo, la pandémie façon Rage, avec l’actrice porno Marylin Chambers, inoculait l’envie de s’enivrer de chair humaine. Chromosome 3, faisait de la figure maternelle la génitrice de monstres… La science y était pour quelque chose. En 1982, avec Scanners également, tous ces films paraissent en vidéo et démontrent l’incroyable originalité d’un auteur à l’avenir singulier, mais immense.
Dans Scanners, série B produite avec plus d’argent, devenu un authentique jalon dans la science-fiction horrifique, David Cronenberg exploite les pistes assénées précédemment. Le virus est désormais mental, mais contrôle l’esprit transformant l’homme, habile de ses dons de télékinésie, en une véritable arme humaine. Des dérives médicamenteuses, comme dans Chromosome 3, et des expériences militaires sur ces mutants capables d’explorer l’esprit humain, de le contrôler jusqu’à le faire imploser, sonnent quasiment comme des clichés en cette époque où le corps, l’âme et l’esprit n’ont de cesse d’être outragés par des auteurs sans limite.
L’être humain upgradé
Les victimes deviennent bourreaux et un nouvel ordre semble s’organiser autour d’un être humain en version améliorée : après la matrice à photocopies monstrueuse dans Chromosome 3, Cronenberg fait de l’homme un scanner. Plus tard, il en fera un lecteur de vidéocassettes sur l’autel de la nouvelle chair. Et dans les années 90, il le fondra dans le métal de l’automobile, dans Crash, avant d’en faire un lecteur de jeux vidéo, dans le virtuel et forcément existentiel… eXistenZ (1999), son ultime œuvre du genre, encore trop sous-estimée.
Des vedettes et un budget
Scanners commence bien, avec de l’argent et des promesses heureuses. Cronenberg engage un casting hétéroclite : une vedette classe en la star d’Un été 42 Jennifer O’Neill, l’artiste underground Stephen Lack qui n’était pas forcément comédien de profession, ce dont se plaindront certains membres de la production, et même Le prisonnier Patrick McGoohan, dont l’alcoolisme provoquera l’ire des producteurs, avec des difficultés à en tirer quelque chose, à certains moments de la journée. Il n’était qu’un élément perturbateur sur un plateau qui allait connaître bien plus de difficultés. Pour Cronenberg, ce fut le tournage le plus difficile de sa carrière, avec des scènes d’effets spéciaux qui ne fonctionnaient pas (mais comment faire imploser la tête, lors de la fameuse séquence d’introduction qui sera choisie pour promouvoir le film?) et une postproduction chaotique. Ce fut un cauchemar pour le cinéaste, qui ne traduit jamais ses films en storyboards, et aime en contrôler chaque aspect, à commencer par le script. Il est attaché au fameux director’s cut. Or, cette fois-ci, il dût même recourir au reshoot pour tourner une fin plus satisfaisante sur un plan commercial. Mais quelle fin, puisqu’elle donne lieu au un combat épique (et pourtant somme toute intimiste) entre “scanners” et à un rebondissement de situation terrifiant.
Nonobstant, Scanners triomphe au box-office
Malgré tous ces mauvais présages, Scanners sera un succès mondial se vendant sur tous les marchés cinématographiques de la planète, avec notamment un succès retentissant aux Etats-Unis où il s’emparera de la première place du box-office en raison d’une promotion virale (avant même l’arrivée de l’internet) diablement efficace, et une sortie remarquable en France, pourtant face au chef d’œuvre de David Lynch, Elephant Man, qui était son concurrent direct sur les écrans. L’ironie dramatique de voir Lynch et Cronenberg sortant un film le même jour est, avec notre recul savant, d’autant plus jubilatoire que ces deux artistes intègres resteront dans leur intransigeance et ascétisme tout au long de leur carrière.
Scanners ressortira d’ailleurs à deux reprises en France. D’abord en 1985 pour profiter du succès français de The Dead Zone et de la bonne réception du film de studio Universal Videodrome (qui sortit très tardivement chez nous, en raison de son bide retentissant américain). Et évidemment, en 4K durant l’été 2020, dans une copie que l’on peut qualifier de sublime. Entre-temps, Scanners n’a pas démérité, devenant l’un des hits vidéo de l’ère de la VHS/V2000 dans les années 80, et profitant de plusieurs éditions DVD et même d’un blu-ray de très bonne facture chez Pathé en 2014.
Et la critique, bordel ?
Le plus banal en 2020 serait de se lancer dans une énième critique du film, sur-analysé, sur-commenté, car David Cronenberg est resté un auteur à la mode depuis son explosion en 1984 avec The Dead Zone, et sa canonisation à Avoriaz avec son sommet du cinéma commercial, La mouche (1987), puis Faux-semblants (1989) qui laissaient apercevoir ses futurs travers “auteurisants”. Pourtant il ne faut pas diminuer Scanners à une série B de plus dans la carrière de Cronenberg. Magnifiquement réalisée, avec des plans à l’architecture qui épatent la rétine, la célébration mentale est d’une beauté esthétique formelle qui aime convier les arts pour assommer le spectateur de sa propre morbidité de film de fin de règne. Scanners qui relate le combat entre les bons et les mauvais “lecteurs mentaux” regroupés en parias d’un côté ou au cœur d’une organisation avide de pouvoir et de vengeance de l’autre, est une œuvre mortifère dans le ton, et la musique de son jeune complice d’époque, Howard Shore. Celle-ci vient plomber les humeurs.
Des baisses de tension
Pourtant, on peut reprocher au film des scènes de dialogues qui ralentissent l’intrigue dans sa partie centrale. Entre l’incipit spectaculaire et sa conclusion épique, avec des effets spéciaux qui ont fait date, l’approche est plus celle d’un auteur que d’un faiseur de divertissements fantastiques, contrairement à De Palma, Romero ou Carpenter, qui sévissaient avec la même appétence sur tous les écrans, de cinéma ou de salon, avec des œuvres qui battaient davantage le rythme.
Scanners n’en demeure pas moins fascinant et remarquable. On s’empressera en revanche d’oublier ses deux suites réalisées en 1991 et 1992 par Christian Duguay, ainsi que les deux spinoffs autour d’un Scanner Cop, dont le premier épisode fut dirigé par le producteur historique de la franchise, Pierre David.