Nivelant par le haut le cinéma érotique, Cronenberg signe à travers l’adaptation de Crash de Ballard une œuvre personnelle, intense et sulfureuse, qui n’a, avec le temps, nullement perdu de son pouvoir d’évocation et de controverse.
Synopsis : James Ballard, producteur de films publicitaires, et sa femme Catherine mènent une vie sexuelle très débridée. Suite à une grave collision avec le docteur Helen Remington ayant e traîné la mort de son mari, James se lance dans l’exploration des rapports étranges qui lient da ger, sexe et mort. Grâce à leur rencontre avec Vaughan, un étrange photographe fasciné par les accidents de la route, le couple Ballard va finir par trouver un chemin nouveau mais tortueux pour exprimer leur amour…
Critique : Lorsqu’il fut présenté à Cannes en 1996, Crash provoqua un joli tollé, certains festivaliers huant le film et se dirigeant vers la sortie avant même la fin de la projection. Un scandale, un vrai, qui fut, de surcroît, récompensé par le Prix spécial du jury, sous l’insistance de son Président, Francis Ford Coppola. Cela réalimenta à l’occasion les hurlements et les injures envers une œuvre trouble, peu encline au compromis, qui allait tout aussi diviser la critique et le public.
Controverse sur le bitume ardent
Le cinéaste canadien David Cronenberg, connu pour son approche clinique et chirurgicale du cinéma d’épouvante dans les années 70 et 80, revenait de l’adaptation d’un roman inadaptable avec Le festin nu d’après Burroughs en 1991. Avec Crash, il s’attaquait à l’un des monuments du roman expérimental des années 70, l’œuvre éponyme de James Graham Ballard. Ce dernier était déjà célèbre au cinéma pour l’adaptation de son Empire du soleil, qu’il écrivit sept ans après Crash et fut transposé de façon consensuelle par Spielberg, en 1987.
Bizarrerie littéraire, longtemps considérée comme inappropriée pour l’écran, son drame érotique de taule froissée fait l’éloge pervers des accidents de la route, capables de nourrir les fantasmes d’une poignée de marginaux de la sexualité. Cronenberg, comme fasciné par les mutations et déviances, physiques et psychiques, y voit l’occasion de renouveler toutes ses obsessions. Dans Crash, le corps meurtri dans sa chair, abîmé et scarifié, se régénère par le désir ardent du métal, celui de l’automobile, devenue objet de convoitise et véritable lupanar sur roues. L’homme, l’âme brisée (son regard vide est, ici, éloquent), mu par le moteur de ses fantasmes pour garder un semblant de vie, fait corps avec son véhicule jusqu’à l’accident ardemment désiré, où il s’éprend du métal fondant pour une fusion orgiaque où s’écoulent les fluides – le sang, le sperme, le carburant. L’analogie avec la télévision, dans Videodrome, et le jeu vidéo dans eXistenZ s’impose d’elle-même. L’humain créateur jouit par la technologie protéiforme qui est devenue une extension de lui-même.
Froid comme la mort
En érotisant l’insoutenable, Cronenberg permet aux craintes insondables des personnages d’abdiquer. De manière masochiste, les protagonistes évoluent inéluctablement dans une spirale morbide qui les conduit vers le pire. Du simple exercice de voyeurisme pathologique (s’exciter à la vue du spectacle d’un carambolage sur la route), ils cèdent aux désirs de nécrophilie en mettant en scène leur propre accident et ainsi leur propre agonie. L’ultime orgasme pour apprivoiser la faucheuse et ainsi dominer sa mortalité.
Crash, œuvre toujours subversive et choquante
Le thème audacieux choquait en 1996, mais aussi en 2009, lors de l’édition DVD, et en 2020, à l’occasion de la reprise 4K en salle ; il place le spectateur hors de sa zone de confort ; les perversions exaltées à l’écran transpirent la sensualité trouble et génèrent de ce fait le malaise. Cronenberg, véritable maître manipulateur, ose montrer la beauté dans l’immonde en filmant ce qui dérange avec le cachet exigeant du cinéma indépendant des années 70-90. Il filme l’errance (la fuite du regard de Deborah Kara Unger, la véritable révélation du casting) et l’étrange (décors, photographie ou musique, l’exercice est doucement fascinant) et évoque Wenders, Jarmusch.
La caméra sublime les psychés cabossées avec l’adhésion d’acteurs célèbres qui osent braver les tabous pour sonder les traumas. Dans les années 90, les grandes stars anglosaxonnes, à l’exception de Sharon Stone dans le commercial Basic Instinct, ne s’immisçaient pas dans les tréfonds de l’âme humaine de la sorte, en particulier quand la sexualité, de surcroît extrême, était autant sollicitée. James Spader (Sexe mensonges et vidéo), Holly Hunter (La leçon de piano) et Rosanna Arquette (Pulp Fiction) avaient de toute façon la réputation de ne pas être farouches. En 2020, on n’imaginerait pas ce film réadapté sans Isabelle Huppert dont on retrouve les thèmes de prédilection : la névrose mortifère, le masochisme, la sexualité dévoyée. On peut rapprocher Crash de La pianiste de Michael Haneke, Ma mère, d’après Georges Bataille, ou plus récemment Elle de Paul Verhoeven.
Crash ou l’érotisme cérébral
Crash, entre beauté sulfureuse et pathétisme primaire, n’est pas un spectacle très ragoutant, mais le résultat final est suffisamment intelligent pour nous convier à une remise en question cérébrale des tabous, des interdits érigés par la société, davantage qu’à un festin des sens tant la chair métallisée est froide. Cronenberg évite le voyeurisme et ne cherche jamais à justifier l’extrême comme argument commercial. Son film demeure de ce fait encore aujourd’hui de l’ordre de l’expérimental.