D’une violence toujours éprouvante, Rue Barbare propose une vision esthétisante de la banlieue et favorise l’atmosphère cinématographique au réalisme social. Le polar urbain est une plongée intense dans la barbarie imaginaire des années 80. Son succès considérable à sa sortie, en 1984, est aussi surprenant de par la noirceur des propos tenus que mérité.
Synopsis : Daniel Chetman, ancien membre d’une bande de barbares des rues, s’est rangé et travaille comme ouvrier. Un soir, il décide de venir en aide à une jeune Chinoise violée par Hagen, le chef de son ancienne bande. A nouveau plongé dans cet univers de violence, Chetman va devoir affronter toute la bande pour être à nouveau en paix…
Critique : Des décennies après le gros succès rencontré par Rue Barbare (1984), que reste-t-il exactement de ce métrage très controversé ? Le film avait, effectivement, partagé la presse en son temps.
Tout d’abord, la filiation avec La lune dans le caniveau (1983), autre adaptation d’un autre roman de David Goodis, est d’une frappante évidence : Gilles Béhat lui-même avoue avoir été marqué par la vision du film de Beineix dont on se souvient de l’accueil houleux au festival de Cannes. Prenant un parti pris similaire à celui de son prédécesseur, Béhat choisit d’esthétiser au maximum son film pour laisser émaner une ambiance pesante, oubliant toute forme de réalisme. De Goodis, il garde l’ambiance sombre, transposée des années 50 américaines au bitume de la banlieue parisienne des années 80. Le film a d’ailleurs été tourné dans une rue de Saint-Denis qui, depuis, a été rayée de la carte en faveur de la construction de grands ensembles. Le décor est ainsi magnifique de symbolisme atavique et cinématographique ; la photographie élaborée de Jean-François Robin (37°2 le matin, en 1986) n’expurge en rien l’intensité du propos, bien au contraire.
Avec son ambiance à la lisière du fantastique, Rue Barbare est une œuvre étrange, peuplée de personnages improbables, tous plus paumés les uns que les autres et en proie à une violence quotidienne éprouvante. Les hommes et les femmes ont une mission dans ce quartier sordide où la barbarie règne : survivre.
Ici, point de condamnation sociale, ni même d’engagement quelconque, le cinéaste se contente de suivre le destin de personnages déglingués, brossant le portrait d’une société particulièrement âpre et désespérée. Le polar poisseux est aussi un drame psychologique méticuleux qui ne délaisse aucun personnage, même pas les plus secondaires. Le conte urbain est celui du déterminisme dont les personnages ne parviennent jamais à rompre avec les racines. Ils grandissent dans cette zone de non-droit, se mélangent, se croisent sans pouvoir s’approcher réellement, y noient leurs nuits dans la débauche, prolifèrent comme des cafards qui s’excitent à la vue de la lumière. Ils sont tous marqués. Physiquement, mentalement. Ils sont las, comme le personnage que joue Bernard Giraudeau, justicier malgré lui qui vient en aide à une adolescente outragée au tout début, alors qu’il s’était promis de traîner sa carcasse froissée dans l’indifférence face aux horreurs du monde extérieur. Mais, forcément, le sort tragique de cette jeune asiatique convoque le souvenir de ce que sa jeune épouse traumatisée a vécu, lorsqu’elle travaillait pour l’ordure du coin, jouée dans l’iconographie absolue, par Bernard-Pierre Donnadieu que la démence apparente conviera sur la liste des nommés aux César, en 1985.
Aucun horizon clair ne se dessine dans ce film d’une rare violence où l’on évoque éventuellement un départ pour le soleil. Cette carte postale du Sud est timbrée, mais ne restera qu’un ailleurs, alors qu’ils ne peuvent déjà pas franchir l’autre-côté de la rue, celui où les autres sont bien nés.
Tous ont le sordide comme histoire personnelle et les abus les ont diminués. Dans cette ambiance glauque, il faut lutter pour gagner un semblant de dignité. Rue Barbare collectionne les outrages, se faisant la trame d’une sinistre répétition de la barbarie dont la femme est ferrée. Un viol en hors-champ sert de point de départ à l’intrigue, l’anti-héros lui-même assène une violente baffe à sa jeune femme, la première depuis qu’ils sont ensemble. Les amis tombent, les dommages collatéraux vous collent au mur. Les barbares sont issus de gangs scabreux qui n’ont perdu la raison et la singularité de penser au sein de l’oppressante meute.
Rue Barbare prospère dans la noirceur. En cela, le combat final reste un modèle de coup de poing à l’estomac asséné au spectateur : magnifiquement chorégraphiée, la danse macabre de Bernard Giraudeau et de Bernard-Pierre Donnadieu est une merveille de violence brute. Cette scène a fait beaucoup pour la renommée du film, concluant de façon tétanisante une œuvre pourtant inégale, notamment dans le jeu des acteurs (Kalfon, qui joue le frère drogué de Giraudeau, en fait trop ; Corinne Dacla, qui joue l’épouse enfant de Giraudeau est fragile).
Produit désabusé de son époque, Rue Barbare pourra paraître daté dans ses portraits de loubards proliférant dans ce décor de béton à taille humaine (Béhat a choisi de ne pas transposer son récit dans les grands ensembles urbains pourtant devenus légion alors). Le film s’inscrit dans la lignée des Mad Max de George Miller (1979) et autres Guerriers de la nuit de Walter Hill (1979), alors très à la mode. De tous ces films ressortent une frénésie et une sauvagerie inhérentes à cette jungle enracinée dans les années 70-80.
Cet univers punk-rock, à base de cuir et de clous, renforcé par la musique, très bonne au demeurant, de Bernard Lavilliers, semblera faire du pied aux bisseries transalpines contemporaines comme Les guerriers du Bronx d’Enzo G. Castellari (1982), mais la puissance psychologique qu’inoculent Bernard Giraudeau, impeccable dans ce rôle fracassé, et Christine Boisson, dont le personnage est au croisement des vents contraires, nous placent loin de ces marécages du médiocre.
La réalisation de Béhat, que la nouvelle copie HD du film sublime, prouve que l’inspiration était au rendez-vous du désespoir : Rue Barbare sera l’ultime grand succès du polar français des années 80. Il était pourtant sorti le 4 janvier… 1984.
Critique de Virgile Dumez et Frédéric Mignard
Box-office de Rue Barbare
Sorti au tout début de l’année 1984, un 4 janvier, Rue Barbare est avec Parole de Flic de José Pinheiro (un gros Delon estival qui sortira en 1985) l’ultime succès du polar urbain français. Le genre prolifique dans les années 80 n’allait pas survivre à la crise du cinéma et l’avalanche de polars médiocres et disparaîtra plus ou moins dans les années 90.
Rue Barbare a l’opportunité d’ouvrir le bal de la nouvelle année, une semaine avant la sortie de deux grosses productions du même genre, Canicule d’Yves Boisset (polar, mais à la campagne, avec Lee Marvin) et Ronde de nuit de Jean-Claude Missiaen. On n’oubliera pas de souligner que trois semaines auparavant, c’était Tchao Pantin qui vendait un Coluche dépressif dans un Paris de noirceur, qui s’apprêtait à casser la baraque, mais beaucoup plus haut dans les chiffres, et avec plus de virtuosité.
Rue Barbare est une grosse sortie, la mieux fournie en écrans le 4 janvier (35, à Paris), face aux 26 salles de La nuit des juges, aux 20 sites du Choix des seigneurs, et les 14 quais d’Et Vogue… le navire, de Fellini.
Forcément, à Paris, Rue Barbare prend la tête des entrées avec 161 467 spectateurs sur l’ensemble d’Île de France. Au Paramount Opéra, l’enthousiasme est là (14 372) et au Paramount Parnasse également (11 926). Pas une seule des 19 salles en intra-muros ne descend sous les 1 500 billets vendus en 7 jours. Tchao Pantin est obligé de céder le sommet lors de sa 3e et magnifique semaine (119 716).
La chute est forcément de mise en deuxième semaine puisque sortent Ronde de nuit (130 348 entrées dans 47 salles) et Canicule (112 440 entrées dans 42 salles). Qu’importe, Rue Barbare a du répondant et déchaîne encore 97 866 loubards. Le bouche-à-oreille est bon. Le Missiaen chutera à 63 000 entrées en 2e semaine et le Boisset à 63 000. En 3e semaine, Rue Barbare est insolent envers la comédie P’tit con qui entre derrière lui (56 000 entrées). C’est que Giraudeau chauffe encore 57 000 blousons noirs.
En 4e semaine, le désormais classique de Gilles Béhat double les deux autres polars français, et secoue encore 37 000 passants dans un contexte de grosses sorties généralisées.
Désormais positionné dans 20 cinémas, Rue Barbare figure une ultime fois dans le top 10 parisien lors de sa 5e semaine (24 352 entrées). Son distributeur Parafrance n’a aucun doute, il franchira les 400 000 entrées, et compte bien mettre son circuit Paramount à contribution. Ronde de nuit et Canicule eux ont bien du mal, s’arrêtant tous les deux autour des 260 000, à un moment où A mort l’arbitre et Mesrine trouvent leur place en salle.
Rue Barbare achèvera sa carrière parisienne à l’issue d’une belle 12e semaine, dans un cinéma de quartier, le Gaîté Rochechouart. 418 389 Franciliens ont franchi le seuil de son asphalte.
Sur toute la France, la carrière est sauvage, avec 2 050 000 spectateurs et une belle place dans le top 20. Les autres polars bien de chez nous parus en 1984 sont tous derrière : La 7e cible (1 249 000), L’addition, avec 1 212 000 entrées fera bonne figure, suivi par Un été d’enfer (1 138 000), Canicule (1 050 000), Liste noire (955 000), Ronde de nuit (868 000), L’arbalète (700 000), La triche (600 000), La Garce (519 000), Mesrine (430 000), A mort l’arbitre (359 000)… La liste est non-exhaustive.
Paramount éditera la VHS de Rue Barbare un an après sa sortie, et le succès sera là aussi au rendez-vous, avec une première position de certains classements de mensuels de VHS.
Les sorties de la semaine du 4 janvier 1984
Le Test Blu-ray de Rue Barbare
Treize ans après sa sortie en DVD chez StudioCanal, Rue Barbare fait son apparition dans une édition Blu-ray qualitative, incorporant la collection Nos Années 80, chez ce même éditeur, aux côtés de Josépha, Le téléphone sonne toujours deux fois!!, Pour 100 briques t’as plus rien, et Une étrange affaire. Point de réédition DVD, c’est exclusivement sur Rayon Bleu.
Compléments & packaging : 3 / 5
La collection se veut griffée d’un design écartant les affiches originales pour une photo plus ou moins heureuse. Dans le cas de Rue Barbare, le cliché choisi est beau et reprend l’une des meilleures idées de mise en scène du film, lors du combat final entre Giraudeau et Donnadieu. Un fourreau accompagne le disque. On apprécie. En revanche, on aurait aimé la possibilité d’une jaquette alternative, d’autant que la jaquette est la même que celle reprise par le visuel du fourreau.
Au niveau des bonus, on apprécie la présentation du film de 5min par Jérôme Wybon. C’est un peu bref, mais souvent juste si l’on écarte la remarque sur L’Indic (celui-ci étant largement sorti avant Rue Barbare et ne pouvait donc pas avoir été influencé par l’interprétation de Giraudeau, pour le choix de Thierry Lhermitte, dans le genre beau gosse propret qui casse son image…). Peut-être que Wybon avait en tête Un été d’enfer avec Véronique Jannot.
A part cette présentation en amont éventuelle du film, il n’y a pas de suppléments nouveaux. On retrouve une interview de Gilles Béhat en 2006, très pertinente, et de l’acteur Bernard-Pierre Donnadieu, la même année, mais sur fond de crue de la Seine. Ce dernier revient sur la perspicacité psychologique du film et des questionnements qu’il a eu pour iconiser un maximum son personnage.
L’archive de 1984, qui met en scène Donnadieu, Giraudeau, Béhat, et la comédienne Nathalie Courval, est extrêmement intéressante. On apprécie tout particulièrement la remarque de l’actrice sur le sort des personnages du film, et en particulier des femmes de cette intrigue sordide : « quand les hommes vont mal, les femmes vont encore plus mal. » A notre époque post #MeToo, ses propos sont particulièrement puissants.
On retrouve ensuite des bandes annonces.
Au total, ce sont plus de 40 minutes de compléments audiovisuels qui sont proposés.
L’image du blu-ray : 5 / 5
L’image est impeccable. Et surtout impressionnante. Le master est transcendé par cette restauration qui insiste sur l’incroyable cinématographie de ce film d’ambiance. Les rues, les intérieurs, les sous-sols… Tous les lieux du film ressortent comme des parangons de décors de cinéma, avec un éclairage qui n’est jamais aussi bien ressorti. Le grain cinématographique est coup de cœur. On ne s’attendait pas à profiter d’une copie aussi magistrale.
Le son du blu-ray : 4 / 5
Tourné en Mono en son temps, et non en Dolby Stéréo, procédé considéré comme trop cher pour le cinéma français en 1983, Rue Barbare n’a aucune difficulté à satisfaire sur sa galette blu-ray. Et pour cause, le son est suffisamment bien positionné et équilibré pour ne pas être pénible. On ne subit aucune chute, confusion, ou étouffement. Les voix sont crystallines. Cela sert forcément la musique de Bernard Lavilliers qui participe au plaisir de la projection.
Biographies+
Gilles Béhat, Bernard Giraudeau, Christine Boisson, Michel Auclair, Bernard-Pierre Donnadieu, Jean-Pierre Kalfon, Jean-Pierre Sentier, Hakim Ghanem, Corinne Dacla