Chef d’œuvre méconnu, Le prêteur sur gages (The Pawnbroker) est à redécouvrir d’urgence. Rod Steiger y livre une composition absolument bouleversante d’homme traumatisé. Bouleversant.
Synopsis : Un rescapé des camps de concentration nazis devenu propriétaire d’un magasin de prêt sur gage doit à la fois affronter les cauchemars de son passé et l’environnement hostile du ghetto new-yorkais dans lequel il vit.
Le prêteur sur gages et ses démêlés avec la censure américaine
Critique : Depuis l’imposant succès rencontré par son premier long-métrage Douze hommes en colère (1957), le réalisateur Sidney Lumet n’a eu de cesse d’adapter des œuvres littéraires ou théâtrales dont les thématiques sont clairement progressistes. Si son premier essai était un magnifique plaidoyer contre la peine de mort, il a ensuite enchaîné avec de nombreux films humanistes cherchant à dénoncer toute forme d’intolérance.
En adaptant en 1964 le roman d’Edward Lewis Wallant intitulé Le prêteur sur gages, Lumet va faire face à plusieurs défis qui l’ont amené devant la commission de censure, alors encore très vigilante. Non seulement le réalisateur évoque dans son film les camps de concentration, avec notamment quelques reconstitutions promptes à choquer, mais il en profite également pour décrire avec précision les quartiers populaires de New York, avec ses divisions raciales et ses communautés rongées par un racisme ordinaire. De plus, le cinéaste ose montrer à l’écran la poitrine dénudée d’une actrice, qui plus est de couleur. Autant d’éléments qui ont valu au long-métrage de comparaître devant la commission de censure, pour en ressortir vainqueur.
Une œuvre audacieuse, inspirée par la nouvelle vague française
Ayant donc ouvert une brèche dans la censure américaine, Le prêteur sur gages marque définitivement le spectateur par de nombreuses audaces stylistiques, parmi lesquelles on compte une description quasiment documentaire du New York des années 60 avec une confrontation constante entre les Latinos, les Noirs et les Juifs. Les dialogues épicés auraient d’ailleurs bien du mal à être acceptés de nos jours, même s’ils ne font que dénoncer un racisme quotidien absolument terrifiant.
L’autre point fort vient d’un montage psychédélique qui vient parasiter certaines scènes traditionnelles pour signifier la contamination du réel par les souvenirs des camps du personnage principal. Ces brusques moments de violence deviennent de plus en plus fréquents au fil de la projection, signifiant le retour du refoulé chez cet être totalement replié sur lui-même et qui s’est réfugié dans le culte de l’argent afin de ne pas être confronté en permanence à son passé douloureux. Ces audaces s’inspirent fortement du cinéma européen et notamment de la nouvelle vague française menée par Godard. Il faut donc saluer le travail remarquable du directeur de la photographie Boris Kaufman (frère du célèbre Dziga Vertov), du monteur Ralph Rosenblum et du musicien de jazz Quincy Jones, dont la musique s’accorde parfaitement aux images.
Rod Steiger au sommet de son talent d’incarnation
La grande force du film est de ne pas avoir fait du personnage principal un homme sympathique que l’on prendrait facilement en pitié. Dur, intransigeant et parfois odieux avec autrui, cet homme irrémédiablement détruit n’est finalement qu’un mort vivant, un survivant qui ne souhaite que disparaître et retrouver les siens. Dans ce rôle difficile, Rod Steiger est tout bonnement magistral. Il parvient à faire ressentir en un regard toute la douleur de ce personnage détruit de l’intérieur, qui n’apporte que du malheur autour de lui.
Réalisé avec maestria par un cinéaste en pleine possession de ses moyens, Le prêteur sur gages est un film difficile, inconfortable et qui sait provoquer le malaise. Il glana à l’époque quelques prix dont l’Ours d’argent pour Rod Steiger et une nomination à l’Oscar pour le formidable comédien, mais ne fut pas un succès commercial, à tel point qu’il a mis quatre ans à sortir dans les salles françaises avant de disparaître inexorablement des mémoires. Sa reprise le 9 juillet 2014 a permis aux cinéphiles de redécouvrir cette œuvre oubliée en salles.
Depuis, l’éditeur Potemkine, au catalogue si exigeant, a distribué un DVD et un blu-ray dont la copie restaurée est tout bonnement magnifique. La galette est d’ailleurs accompagnée de suppléments intéressants signés Nicolas Saada et Jean-Michel Frodon. Ce dernier revient notamment avec beaucoup de pertinence sur les rapports complexes entre cinéma et Shoah dans les années 50 et 60.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 10 janvier 1968
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