Le piège du diable explore avec pertinence l’opposition entre élite et populace dans un ensemble à la beauté esthétique saisissante, et ceci malgré quelques défauts imputables à un script ratissant trop large.
Synopsis : Moravie, fin du XVIe siècle. Entre deux ravages des troupes suédoises et des périodes de sécheresse, le meunier Mlynár jouit d’une certaine popularité auprès des habitants de son pays. Il est serviable, et a, en outre, le don de trouver les sources. Le régent Valce, jaloux de la position du meunier, va faire courir des rumeurs sur ce dernier : il ne peut qu’être épaulé par le Diable. De plus, il va mandater un prêtre, Probus, afin de mener une enquête sur lui et sa famille.
Une nouvelle commande pour František Vláčil
Critique : Projet initié dès la fin des années 50 par le studio Barrandov de Prague, Le piège du diable est l’adaptation très libre du roman Le Moulin sur la rivière submergée d’Alfred Technik datant de 1956. Plusieurs versions du script ont été écrites, dont une par Milos Václav Kratochvíl qui était un spécialiste du film historique académique (on lui doit Jan Hus ou encore Jan Zizka, tous deux de Otakar Vávra dans les années 50). Ce scénario reçoit le plein soutien du studio qui confie sa réalisation à František Vláčil dont La colombe blanche (1960) vient de ravir les pontes de la firme d’Etat.
Toutefois, comme à son habitude, le cinéaste réclame à pouvoir effectuer des modifications dans le script qui va ainsi être expurgé des éléments purement historiques pour être resserré autour des personnages. Effectivement, Le piège du diable arrive sur les écrans à une époque où les films historiques intéressent moins le grand public, désireux de retrouver leur quotidien chez les auteurs de la nouvelle vague tchèque. Dès lors, Frantisek Vlácil va être mis de côté par rapport à ce mouvement, alors même que ses premiers efforts pouvaient s’inscrire dans ce vaste courant novateur.
Une recherche visuelle constante
Pourtant, tout historique qu’il est, Le piège du diable n’exclut aucunement une part d’innovation et de recherche sur le plan technique. Toujours désireux de proposer de l’inédit sur le plan visuel, Vlácil met au point des plans particulièrement tarabiscotés, avec notamment une caméra qui semble s’affranchir de la gravité dès qu’elle approche du moulin, mais aussi des plans subjectifs audacieux qui suivent le trajet d’une faux ou qui s’invite à dos de cheval. Le réalisateur joue également énormément sur le cadrage et la profondeur de champ pour offrir une immersion totale du spectateur dans son histoire.
© 1962 Artus Films, Liliom, Narodni Filmovy Archiv / Design : Benjamin Mazure. Tous droits réservés.
On notera également que le cinéaste propose de suivre en plan séquence l’effondrement d’une grange gigantesque, ainsi qu’un incendie destructeur sur le fameux moulin, ce qui anticipe de plusieurs décennies le fameux plan séquence final du Sacrifice (1986) d’Andreï Tarkovski. Décidément, Vlácil est un auteur ambitieux sur le plan visuel, mais son cinéma n’a pas été jugé suffisamment frondeur vis-à-vis du régime communiste. Pourtant, Le piège du diable offre un point de vue intéressant sur le dogmatisme et toutes ses déclinaisons.
Le piège du diable critique en creux le régime communiste
Certes, l’histoire à proprement parler oppose le raisonnable meunier incarné par Vítezslav Vejrazka au prêtre fanatique joué avec un charisme fou par l’excellent Miroslav Machácek, ce qui conforte le régime communiste dans sa critique de la religion. Mais à bien y regarder, on peut également lire le long métrage comme une opposition entre des hommes raisonnables obligés d’obéir à un pouvoir aveugle et fanatisé (ce qui s’applique donc aux autorités communistes de l’époque). Ce point de vue a tellement bien été gommé que les studios Barrandov n’y ont vu que du feu, permettant au cinéaste de monter ensuite son coûteux chef d’œuvre Marketa Lazarova (1967).
Pourtant, cette critique de toute forme de fanatisme est bien présente au cœur de ce film remarquable sur le plan visuel. Bien conscient du caractère sensible de son propos, Frantisek Vlácil s’est senti obligé d’inclure dans son film une romance un peu niaise entre le fils du meunier (très correct Vít Olmer) et une jeune paysanne (la fraîche Karla Chadimová). Malheureusement, le métrage se termine sur cette intrigue sentimentale qui semble plaquée pour satisfaire le grand public. Comme hors sujet, ce final vient tempérer notre adhésion jusque-là sans grande réserve envers un film qui entend critiquer les manœuvres des gens de pouvoir pour écarter tout obstacle de leur chemin.
Un grand film resté inédit en France
Pour l’aider dans sa démarche artistique, le cinéaste a pu compter sur la photographie en noir et blanc de Rudolf Milic et surtout la musique avant-gardiste de Zdenek Liska. Cette dernière, proche des expérimentations de György Ligeti (et notamment de son Requiem, composé à la même époque), contribue beaucoup à l’ambiance mystérieuse d’une œuvre à l’atmosphère fantastique, alors même que rien de surnaturel n’entre en jeu ici. D’ailleurs, le réalisateur a énormément travaillé sur sa bande son en mettant parfois volontairement en retrait les voix des comédiens pour se concentrer sur un autre bruit. Ainsi, par la magie du son, Le piège du diable revêt l’esthétique d’une œuvre fantastique.
Sorti en avril 1962 dans les salles tchécoslovaques, Le piège du diable a aussi été sélectionné au Festival de Locarno, en Suisse, où il a reçu un Prix décerné par la presse internationale. Cela ne lui a pourtant pas permis d’accéder aux salles françaises où il est demeuré inédit jusqu’à nos jours. Il a donc fallu attendre 2025 pour découvrir ce long métrage grâce à l’éditeur aventureux Artus Films.
Critique de Virgile Dumez
Acheter le film en DVD / blu-ray
© 1962 Artus Films, Liliom, Narodni Filmovy Archiv / Affiche : Milos Reindl. Tous droits réservés.
Biographies +
František Vláčil, Vítezslav Vejrazka, Miroslav Machácek, Karla Chadimová, Vít Olmer
Mots clés
Cinéma tchécoslovaque, Drame historique, La religion au cinéma, Le monde paysan au cinéma, Artus Films