Chef d’œuvre toujours d’actualité par sa peinture au vitriol de la société française, La règle du jeu tourne en dérision le jeu social fait de mensonges et d’hypocrisie. Indispensable.
Synopsis : L’aviateur André Jurieux vient de traverser l’Atlantique en solitaire pour conquérir le cœur de Christine, son amour éternel, qui a épousé le Marquis de la Chesnay, un aristocrate parisien. Celle-ci se montrant indifférente à l’exploit, Jurieux tente alors de se suicider. Son ami Octave le fait alors inviter chez Christine et son riche époux, pour une partie de chasse en Sologne…
Avec La règle du jeu, Jean Renoir devient seul maître à bord
Critique : A la fin des années 30, Jean Renoir est enfin un cinéaste reconnu grâce à des créations successives magnifiques comme La grande illusion (1937) et La bête humaine (1938), deux chefs d’œuvre portés par Jean Gabin. Grâce à un naturalisme sensationnel, le cinéaste est non seulement reconnu comme un artiste au même titre que son père (le peintre Auguste Renoir), mais il est même en capacité de créer sa propre compagnie de production nommée Nouvelles Éditions de Films (N.E.F.).
Désormais indépendant, Jean Renoir commence à travailler sur le scénario d’une adaptation des Caprices de Marianne, une pièce d’Alfred de Musset datant de 1833. Très occupé par le montage de La bête humaine, Renoir laisse son scénario dormir dans un tiroir et choisit de le reprendre ensuite en le modifiant totalement, au point que l’on ne reconnaisse plus la pièce lui ayant servi d’inspiration. Effectivement, entre-temps, Renoir a eu l’idée de peindre le portrait de la société de son temps, celle de 1938 qui s’apprêtait à affronter une guerre mondiale dont beaucoup sentaient l’imminence.
Une comédie classique seulement en apparence
Le scénariste invente dès lors une multitude de personnages, s’inspirant des pièces classiques opposant les maitres et leurs valets. Il souhaitait ainsi s’affranchir du naturalisme auquel il était toujours rattaché pour embrasser un classicisme à même de créer le « drame gai » qu’il avait alors en tête. Prévu initialement pour être interprété par son couple vedette de La bête humaine, Jean Gabin et Simone Simon, La règle du jeu se retrouve sans comédien lorsque l’actrice refuse le rôle et que son partenaire la suit. Cela a confirmé l’aspect choral de son futur film dans l’esprit de Jean Renoir.
Ainsi, son scénario ne contient pas de réelle colonne vertébrale et ne s’organise pas de manière classique autour de deux ou trois personnages centraux. En lieu et place, il organise une danse qui deviendra macabre mettant en scène une dizaine de protagonistes dont l’importance est finalement égale dans le jeu qui se joue. Car le titre La règle du jeu est parfaitement bien trouvé, tout tourné qu’il est autour de l’idée de théâtre social. En tant que spectateur, nous sommes invités à assister à une représentation d’une société où chacun joue un rôle bien précis et avance masqué.
Jeu social où chacun avance masqué
Hormis deux personnages qui demeurent d’une grande franchise – on parle ici de la marquise interprétée par la comédienne autrichienne Nora Gregor et de l’aviateur Jurieux joué par le casse-cou Roland Toutain – tous les autres personnages portent un masque en permanence. D’ailleurs, sur ce point, on saluera la grande clairvoyance de Jean Renoir qui n’oppose pas du tout les grands bourgeois et leurs domestiques, contrairement au dogme du Parti communiste avec lequel il fut pourtant compagnon de route. Dans La règle du jeu, tous les êtres humains se valent, qu’ils appartiennent à la haute société ou non. Ils sont tous mus par les mêmes désirs de possession, d’accaparement, de séduction et bien évidemment de destruction.
© 1939 Les Grands Films Classiques / © 2025 Rimini Editions / Jaquette : Koemzo Artwork. Tous droits réservés.
On peut d’ailleurs aisément comprendre pourquoi le long métrage a grandement déplu lors de sa sortie initiale en 1939. Effectivement, aucun personnage n’est vraiment là pour racheter les autres. Les gens de droite se sont offusqués de la description assassine qui est faite de leur classe sociale, mais la gauche radicale a certainement grincé des dents en découvrant ces prolétaires envieux, mesquins et tous aussi pitoyables que leurs maîtres. Mais ne pas se méprendre, La règle du jeu n’est aucunement un film misanthrope. Disons plutôt qu’il établit une stricte égalité entre tous ses personnages, qu’il parvient à comprendre leurs réactions – humaines, trop humaines comme dirait Nietzsche – mais qu’il démontre que cette société ne peut déboucher que sur un effondrement généralisé, car basé sur des fondements hypocrites et mensongers.
Une scène de chasse qui annonce les massacres à venir
Il organise donc dans sa première partie une sorte de vaudeville dont on sent déjà que les conséquences risquent d’être fatales à l’un des personnages. Cela se confirme lors de la magnifique – mais dure à regarder pour les amoureux des animaux – séquence de la chasse aux lapins. Le massacre qui est montré – sans doute réalisé à l’époque avec de vrais animaux tués devant la caméra, preuve d’un changement d’époque – n’est jamais glorifié, mais fait au contraire écho à ce qui se déroule déjà de l’autre côté du Rhin alors que le IIIème Reich est au pouvoir. La scène anticipe également la fin du film qui verra un protagoniste succomber à la suite d’un quiproquo qui n’a rien d’amusant pour le coup.
Outre cet aspect très caustique vis-à-vis de la société française de son temps, Jean Renoir organise également une magnifique mise en abyme théâtrale. A plusieurs reprises, les personnages sont placés sur une scène et portent des masques afin de s’amuser lors de ce week-end très ordinaire. Mais le jeu de masques se poursuit une fois dans les coulisses et chacun y va de sa partition. Le maître joue les hommes magnanimes, les domestiques obéissent servilement, tout en dénigrant leurs supérieurs et tout ceci nous amène à une représentation parfaite du grand théâtre de la vie en société.
Une virtuosité technique jamais démonstrative, mais bien réelle
Pour appuyer cela, Jean Renoir fait également preuve d’inventivité et même de modernité dans sa réalisation. Si le noir et blanc créé par Jean Bachelet se refuse à tout effet particulier (il n’y a pas ici de jeu sur les contrastes, ni aucun gadget de l’expressionnisme), il s’est tout de même arrangé pour utiliser des focales permettant de développer une impressionnante profondeur de champ, à l’égal de ce qui sera fait aux Etats-Unis quelques temps plus tard par un certain Orson Welles dans Citizen Kane (1941).
De même, la caméra de Renoir suit les évolutions de tous ses protagonistes avec une aisance et une fluidité proprement remarquables, notamment lorsque la fête dérape totalement et que le film frôle l’hystérie collective. Sa caméra semble s’affranchir des portes et des obstacles matériels pour suivre l’action au plus près. Pourtant, cette virtuosité n’est jamais tape-à-l’œil et n’est là que pour mieux servir le propos d’un film à l’humour grinçant.
Des acteurs tous au diapason
Joué magnifiquement par Marcel Dalio – on cria au scandale qu’un juif puisse jouer le rôle d’un aristocrate de bonne famille, preuve du racisme ambiant qui est également dénoncé dans le film – mais aussi par Jean Renoir lui-même, parfait en Octave, La règle du jeu appartient assurément aux grands chefs d’œuvre du patrimoine français par la richesse de ses thématiques et le témoignage précieux qu’il livre sur l’état d’une société en crise – pas si éloignée de la nôtre, ce qui justifie l’emploi du terme modernité pour le désigner.
Pourtant, le tournage ne s’est pas déroulé de manière harmonieuse et le dépassement de budget a contraint la Gaumont à venir en aide au producteur indépendant Jean Renoir. A cause des retards accumulés, le film n’a pas pu sortir début juin 1939 comme prévu (sur le modèle de La bête humaine qui en avait tiré de bons bénéfices), mais seulement le 8 juillet 1939 en double exclusivité au Colisée et à l’Aubert Palace, dans une version largement amputée par Renoir lui-même.
Un échec commercial lié à un montage largement charcuté
Ainsi, le film proposé au public durait seulement 90 minutes et beaucoup se plaignirent d’une intrigue peu compréhensible à cause de ce montage. Malheureusement, face aux retours très négatifs, Renoir a décidé de couper encore davantage, ramenant sa durée à environ 80 minutes. Le désastre était prévisible. Pire, début septembre 1939, la carrière de La règle du jeu est interrompue par le début de la Seconde Guerre mondiale.
Repris juste après la guerre en 1949 dans ce même montage amputé, le film a de nouveau essuyé un bide sévère. Il a donc fallu attendre la fin des années 50 pour que des cinéphiles passionnés nommés Jean Gaborit et Jacques Durand décident de chercher à reconstituer le film original d’une durée de 107 minutes. Ils sont d’ailleurs largement encouragés dans leur entreprise par les jeunes loups de la Nouvelle Vague qui vouent un culte au film.
C’est cette version dite complète qui est revenue sur les écrans en 1965 et qui fait aujourd’hui autorité, d’autant qu’elle a été validée par Jean Renoir lui-même. Grâce à ce minutieux travail de reconstruction du film, sa ligne directrice est plus claire et ses différents niveaux de lecture se trouvent renforcés, faisant bien de l’œuvre un incontournable du cinéma français d’avant-guerre.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 5 juillet 1939
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Distribution Parisienne de Films (DPF)
Biographies +
Julien Carette, Paulette Dubost, Marcel Dalio, Jean Renoir, Nora Gregor, Mila Parély, Roland Toutain, Gaston Modot
Mots clés
Cinéma français, Les grands classiques du cinéma français, La chasse au cinéma, Satire sociale, Le couple au cinéma