Beau film noir qui jouit de décors naturels et d’une esthétique travaillée, La proie s’impose comme un petit classique du genre. Une œuvre sombre, mais pleine d’empathie, à redécouvrir de nos jours.
Synopsis : Lors d’un échange de coups de feu avec les forces de l’ordre, le gangster Martin Rome abat l’un des policiers. Ayant lui-même été blessé, il se retrouve sous bonne garde à l’hôpital. Le lieutenant Candella soupçonne Rome d’un autre meurtre. Or, tous les deux ont grandi à Little Italy, le quartier des immigrés italiens, et sont amis d’enfance…
Le temps béni du film noir
Critique : Au milieu des années 40, le studio Twentieth Century Fox connaît un gros succès en produisant plusieurs grands films noirs comme Laura (Preminger, 1944), L’impasse tragique (Hathaway, 1946), Le carrefour de la mort (Hathaway, 1947) ou encore Le charlatan (Goulding, 1948). Pourtant, le studio de Darryl F. Zanuck n’a pas réussi à prendre sous contrat le réalisateur Robert Siodmak qui s’impose à l’époque comme le maître absolu du genre à la mode. Ainsi, le cinéaste vient tout juste de remporter un franc succès avec Les tueurs (1946) qui a révélé au grand public Burt Lancaster et Ava Gardner. Depuis, le réalisateur a déjà remis le couvert avec La double énigme (1946) et Désirs de bonheur (1947) qui ont confirmé son talent, même si le succès fut moindre.
Afin de toucher une compensation financière sans rien débourser, la petite firme Universal opte donc pour la location de leur réalisateur maison le temps d’un film. Ainsi, La Fox propose à Robert Siodmak de venir tourner dans leur structure, avec un salaire plus important et surtout un budget plus cossu que sur ses précédents efforts. Le cinéaste d’origine allemande ne s’est pas fait prier et signe avec La proie (1948) un excellent long-métrage qui s’inscrit à la fois dans l’esthétique du film noir, tout en en déviant les thématiques pour en faire une œuvre plus ambiguë et profonde.
La proie ne cède pas aux sirènes du simplisme
Effectivement, largement inspiré par le roman The Chair for Martin Rome d’Henry Edward Helseth – qui servira aussi de support créatif à José Giovanni pour son film Un aller simple (1971) avec Jean-Claude Bouillon – La proie se fonde sur une intrigue assez classique qui voit l’affrontement entre un truand et un flic qui viennent du même quartier et qui furent sans doute amis d’enfance. Pourtant, là où Robert Siodmak se distingue de ses concurrents vient de sa volonté de ne jamais simplifier les enjeux moraux. Certes, le truand Martin Rome, joué avec beaucoup de charme par l’excellent Richard Conte, tue plusieurs personnes et détruit des vies, mais il le fait toujours par amour pour la jeune Tina, interprétée par Debra Paget dans sa toute première apparition à l’écran.
Face à lui, le policier incarné avec autorité, mais également une certaine douceur, par l’imposant Victor Mature apparaît comme un parangon de vertu, mais il ne peut s’empêcher d’éprouver de l’empathie pour son adversaire et pour sa famille. Ainsi, il tente de remettre sur le droit chemin le petit frère de Martin Rome joué avec entrain par le gamin Tommy Cook – toujours en activité en 2020 après plus de 80 ans au service du cinéma. Pour traduire cette ambiguïté, Robert Siodmak joue à fond le jeu d’une photographie contrastée où le noir et blanc prend une signification expressionniste. Pourtant, ce qui marque davantage en visionnant La proie, vient de la volonté de Siodmak de tourner en décors naturels. Il a notamment posé ses caméras dans le quartier du Bronx, censé représenter celui de Little Italy.
La proie, une œuvre entre expressionnisme et naturalisme
La représentation des quartiers vivants de la ville font de l’aire urbaine un personnage à part entière d’une œuvre qui enserre les protagonistes dans un destin qui semble inéluctable au vu de leur environnement paupérisé. Cette forme de réalisme nous ramène tout droit au premier film de Robert Siodmak tourné en Allemagne en 1930 et intitulé Les hommes le dimanche. Ce long-métrage à l’aspect quasiment documentaire anticipait effectivement de plus de dix ans la naissance du néoréalisme italien et indiquait déjà le goût du réalisateur pour un cinéma plus proche du quotidien des masses.
© 2018 Twentieth Century Fox Home Entertainment LLC. / Graphisme : Dark Star. Tous droits réservés.
La proie est donc un film étrange par son aspect bicéphale. A la fois soucieux de répondre aux canons esthétiques du genre tout en ajoutant une touche réaliste, Robert Siodmak esthétise son noir et blanc et ses cadrages, mais au service d’un décor réaliste et d’une intrigue teintée d’une forte dimension sociale. Si le film répond parfaitement aux attentes du genre avec des scènes trépidantes dont une évasion, une course poursuite et quelques meurtres, le spectateur contemporain préfère aussi y voir une description pleine d’empathie envers la communauté italo-américaine. Pour cela, le studio Fox a mis à disposition deux de ses acteurs sous contrat qui sont justement d’origine italienne. Il s’agit d’un côté de Victor Mature qui a rarement été aussi bon, et de l’autre de Richard Conte qui parvient à rendre attachant un personnage pourtant implacable.
De la puissance du silence
Grâce à un sens de l’atmosphère épatant, Robert Siodmak signe ainsi plusieurs séquences mémorables, à la tension palpable, encore renforcée par l’usage très modéré de la musique d’Alfred Newman. En fait, le cinéaste sait rendre évocateurs les silences comme en témoigne l’affrontement final, totalement dépourvu de la moindre note de musique. Il laisse ainsi l’émotion s’insinuer d’elle-même, sans forcer la main du spectateur. Cela rend le dénouement encore plus poignant et tragique.
Sorti en 1948 aux Etats-Unis, le long-métrage n’a pas eu l’écho escompté par le studio Twentieth Century Fox, sans doute à cause d’un contenu qui ne correspondait pas vraiment à ce que recherchait le grand public de l’époque. En France, la sortie fut également limitée à quelques grandes villes de province. A Nice, le film sort le 18 août 1949.
Une sortie provinciale, six mois avant l’exploitation parisienne
Par la suite, la copie voyage dans les grandes villes, notamment pendant une semaine à Bordeaux, Lyon et surtout Toulouse où le métrage a particulièrement bien performé, comme le montrent les chiffres du Film Français pour l’année 1950. Au total, le film noir a fédéré 397 320 férus de polar au long d’une exploitation diffuse, si l’on inclue en plus les chiffres parisiens. Effectivement, le métrage sort dans la capitale après la province le vendredi 17 mars 1950 et La proie aura convaincu 108 457 Parisiens de venir se jeter dans ses filets.
Depuis cette époque, le film a acquis une réputation non usurpée de petit classique du genre. Il a ainsi été édité une première fois en DVD par Carlotta en 2005 dans une copie DVD perfectible. Ensuite, le métrage est réapparu en DVD et même en blu-ray chez ESC Editions dans une copie restaurée de toute beauté et qui permet donc de profiter à plein de ce petit bijou d’un cinéaste décidément très inspiré à cette époque de sa vie.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 15 mars 1950
Acheter le blu-ray du film
© 1948 Twentieth Century Fox / Affiche : Roger Soubie. Tous droits réservés.
Biographies +
Robert Siodmak, Richard Conte, Victor Mature, Shelley Winters, Berry Kroeger, Fred Clark, Debra Paget, Betty Garde, Tommy Cook