Faux film noir, mais vrai manifeste de la Nouvelle Vague, Tirez sur le pianiste est une œuvre enthousiasmante par son extrême liberté de ton, passant allègrement du thriller à la comédie, puis au drame intimiste. Un grand Truffaut, assurément.
Synopsis : Charlie Kohler, pianiste dans un petit bar, commence à avoir des ennuis lorsque deux gangsters s’en prennent à son frère qui se réfugie sur son lieu de travail. Dans le même temps, Léna, la serveuse est amoureuse de Charlie alors que ce dernier cache un sombre passé auquel la jeune femme va tenter de le soustraire.
Un deuxième film très différent du premier pour François Truffaut
Critique : Connu pour être un critique virulent au sein de la rédaction des Cahiers du Cinéma, François Truffaut est l’un des fers de lance de ce que l’on appelle la Nouvelle Vague lorsqu’il tourne son premier long métrage de fiction, Les Quatre cents coups (1959). Contre toute attente, le film est un véritable triomphe, réunissant plus de 4 millions de spectateurs et révélant au passage la bouille de Jean-Pierre Léaud.
Pourtant, la peur de la répétition saisit le jeune cinéaste qui entend donc réaliser un second film en opposition au précédent. François Truffaut raconte dans Truffaut par Truffaut (Dominique Rabourdin, Chêne, 1985, pages 67-68) :
Au moment des Quatre Cents Coups et de l’euphorie de Cannes, j’ai dit à Braunberger, il y a un livre que j’ai très envie de faire, que j’ai beaucoup aimé pour l’avoir lu, il y a quelques années, j’ai beaucoup aimé Aznavour d’autre part aussi, si l’on peut réunir les deux choses, faisons-le. Braunberger a acheté les droits et pris un contrat avec Aznavour.
De l’art du pastiche!
Le livre en question est un roman noir américain de David Goodis intitulé Tirez sur le pianiste (Down There en V.O.). Le défi principal venait de la difficile transposition d’un roman américain dans un contexte français. Toutefois, François Truffaut ne s’est pas réellement soucié de crédibilité puisqu’il envisage surtout de tourner un pastiche du cinéma américain qu’il adore, à savoir le film noir. Détestant par-dessus tout la parodie, Truffaut injecte bien quelques passages drôles et ironiques au sein de son œuvre, mais son but était bien de rendre un hommage sincère aux grands maîtres du cinéma noir.
Alors que le cinéaste a ensuite rapidement rejoint les rangs d’un cinéma français plus traditionnel, Tirez sur le pianiste apparaît de nos jours comme un pur manifeste de la Nouvelle Vague. Effectivement, le cinéaste tourne dans la rue, dans des décors naturels, parfois avec un éclairage déficient – notamment lors de la première scène de déambulation dans les rues sombres et mal éclairées. De même, il se soucie assez peu de l’intrigue générale dont on ne comprend les tenants et aboutissants que dans les dix dernières minutes.
Les femmes toujours au centre du cinéma de Truffaut
En lieu et place d’un thriller noir, Truffaut préfère livrer une histoire d’amour malheureuse entre un homme timide qui lui ressemble beaucoup – excellent Charles Aznavour – et trois femmes différentes qui incarnent toutes une facette de l’éternel féminin. Michèle Mercier est rayonnante dans le rôle classique de la prostituée sympathique (emploi qui devait être tenu par Bernadette Lafont, trop occupée sur un tournage de Claude Chabrol) et Nicole Berger fait preuve d’une grande dignité dans celui de l’épouse qui se sacrifie pour que son homme obtienne du succès sur le plan artistique. Pour ce rôle, François Truffaut déclare s’être inspiré du personnage féminin du livre Le mépris de Moravia, qui sera ensuite adapté au cinéma par Jean-Luc Godard.
Enfin, le troisième personnage féminin incarné par la fraîche Marie Dubois représente à la fois l’innocence et la force de la jeunesse. On notera d’ailleurs que les deux dernières femmes citées incarnent aussi des figures tragiques qui émeuvent profondément, là où le protagoniste central ne fait guère que subir les événements.
Une liberté de ton typique de la Nouvelle Vague
Ce qui étonne encore de nos jours dans Tirez sur le pianiste vient de son extraordinaire liberté de ton. Truffaut n’hésite pas à passer du pur film noir à la drôlerie, voire au burlesque en l’espace d’un seul plan. Il se permet également des audaces stylistiques comme ces plans mal éclairés ou encore un montage où il s’amuse des faux raccords afin d’insuffler au film une énergie folle. Dans ce maelstrom, il insère même une séquence musicale drolatique avec l’inénarrable Boby Lapointe qui n’était pas encore connu du grand public au moment du tournage. Enfin, il constitue un improbable duo de gangsters en réunissant à l’écran Daniel Boulanger et Claude Mansard pour dynamiter le sérieux de l’œuvre.
Ainsi, François Truffaut a pu dire (source identique) :
Il ne faut pas chercher la réalité dans le Pianiste – ni dans cette famille d’Arméniens dans la neige du côté de Grenoble, ni dans ce bar de Levallois-Perret (on ne danse pas dans de tels bars) – mais simplement le plaisir de mélanger les choses pour voir si elles sont mélangeables ou non, et je crois beaucoup à cette idée de mélange qui, je crois, préside à tout.
Une œuvre novatrice qui n’a pas fait l’unanimité à sa sortie
Et de fait, à redécouvrir de nos jours restauré en 4K, c’est bien la notion de plaisir qui vient à l’esprit du cinéphile en visionnant Tirez sur le pianiste. A la fois profond, sensuel, intimiste, mais aussi drôle, amusant et même trépidant, le programme est assurément novateur pour l’époque et parfaitement revigorant encore plus de soixante ans après sa création.
Lors de sa sortie, Tirez sur le pianiste bénéficie de l’aura de Charles Aznavour qui connaît en cette année 1960 un beau succès commercial avec Le passage du Rhin (André Cayatte, 1960), sorti au début du mois de novembre. Présenté en exclusivité dans deux salles parisiennes à partir du vendredi 25 novembre 1960, le deuxième film de Truffaut réunit 25 547 mélomanes pour sa première semaine d’exploitation. La semaine suivante, le métrage conserve ses deux salles et compte encore 20 710 retardataires. Il faut attendre la troisième semaine pour que la distribution du film commence à s’élargir, mais le public commence à faire défaut. En bout de course, le long métrage va entamer une carrière parisienne sur la durée, cumulant in fine 356 588 Franciliens, ce qui en fait une déception par rapport au précédent film du cinéaste.
Une exposition en province au mois de janvier 1961
En ce qui concerne le reste de la France, Tirez sur le pianiste est davantage exploité au cours du mois de janvier 1961, alors que la carrière parisienne du film s’éteint. Les copies peuvent désormais circuler en province et le film noir arrive à la 7ème place du classement national de la semaine du 24 janvier 1961 avec déjà 275 000 spectateurs cumulés. Mais là encore, le film semble réservé à un public de cinéphiles puisqu’il circule de ville en ville, sans jamais bousculer les classements nationaux. Tirez sur le pianiste termine donc sa carrière avec 962 062 musiciens à son bord pour une 107ème place annuelle. On est donc ici très loin des 4 millions d’entrées des Quatre cents coups.
Devenu un classique sur le tard, le métrage a ensuite fait l’objet d’une reprise en salles en 1982 et dernièrement en 2024 grâce à une copie restaurée en 4K.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 23 novembre 1960
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François Truffaut, Charles Aznavour, Albert Rémy, Michèle Mercier, Marie Dubois, Alice Sapritch, Daniel Boulanger, Nicole Berger
Mots clés
Cinéma français, Les classiques du cinéma français, Les films de la Nouvelle Vague, Polar français