Pauvres créatures est un film dingue par son script décalé, son style formel baroque et son humour cynique revigorant. Dommage que son propos final soit moins original que prévu et sans doute un peu trop dans l’air du temps.
Synopsis : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.
Pauvres créatures, l’histoire d’un OVNI
Critique : Grand amateur du roman Pauvres créatures d’Alasdair Gray, le cinéaste grec Yorgos Lanthimos envisageait de l’adapter depuis une quinzaine d’années déjà. Il en parle d’ailleurs de manière assez insistante à l’actrice Emma Stone sur le tournage de La favorite (2018) qui a connu un très beau succès en salles et collectionné les récompenses internationales. De quoi assoir définitivement la crédibilité d’un artiste anticonformiste au sein de l’industrie cinématographique. Désormais libre de s’adonner au projet de son choix, Yorgos Lanthimos est revenu vers Emma Stone pour concrétiser l’adaptation du roman, pourtant jugé trop fou pour être porté à l’écran.
© 2023 Element Pictures – Film4 – Fruit Tree – Searchlight Pictures. All Rights Reserved.
Finalement, un budget d’environ 35 millions de dollars est réuni grâce à une coproduction entre les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Irlande. Le tournage s’est notamment déroulé dans les studios de Budapest en Hongrie entre les mois d’août et décembre 2021, en pleine période Covid. La post-production fut encore plus complexe et le long-métrage a ensuite mis beaucoup de temps à être programmé dans les salles. Il faut dire que l’objet cinématographique confine à l’OVNI, par son style formel, aussi bien que par sa liberté de ton.
Pauvres créatures, un univers dingue typique du réalisateur
Dès le début de Pauvres créatures, le spectateur comprend qu’il s’agit ici d’une version détournée du Frankenstein de Mary Shelley. Le métrage aurait ainsi pu s’intituler La fille de Frankenstein, puisque le professeur Godwin Baxter (donc God, pour les intimes) porte sur son visage les stigmates arborés habituellement par la créature de Frankenstein. On saluera au passage la prestation remarquable d’un Willem Dafoe méconnaissable. Son savant passablement déglingué s’amuse à créer des créatures étranges qui peuplent son jardin fantastique. Parmi elles, on trouve aussi Bella Baxter (étonnante Emma Stone) qui se comporte tout d’abord comme un pantin désarticulé. On apprend alors que celle-ci est revenue d’entre les morts par les bons soins du docteur et qu’il tente désormais de lui inculquer les valeurs essentielles à l’existence.
Dès ce début très étrange, les cinéphiles retrouveront le style totalement barré de Yorgos Lanthimos, décidément obsédé par les univers clos depuis Canine (2009) et sa maison-prison, The Lobster (2015) et son Hôtel-prison ou encore La favorite (2018) et sa cour d’Angleterre coupée des réalités du monde. Ici, la jeune femme incarnée par Emma Stone est contrainte par son mentor à rester cloitrée le temps d’apprendre les rudiments de la vie en société. Pourtant, sa rencontre avec un coureur de jupons joué avec gourmandise par Mark Ruffalo pousse la jeune femme à s’échapper de sa prison et à découvrir le monde.
De la femme-objet à la femme-sujet
Si Pauvres créatures est déjà passablement étrange durant sa première partie, majoritairement en noir et blanc, la découverte du monde par la jeune ingénue va s’avérer particulièrement corsée. Au milieu de paysages aux couleurs irréelles et de villes aux décors rétrofuturistes, Bella va peu à peu découvrir les inégalités qui sévissent, mais aussi la rouerie des hommes qui n’ont qu’une obsession : posséder le corps et l’âme des femmes. Qu’ils soient libertins – et donc uniquement intéressés par leur propre désir sexuel – ou désireux de posséder une épouse comme on annexerait un territoire, tous les hommes montrés par le cinéaste semblent monstrueux. Seul le gentil assistant du docteur incarné par Ramy Youssef échappe à cette vindicte fortement misandre.
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Malgré ce féminisme brandi comme un étendard, Pauvres créatures parvient à s’extraire de la bienséance par son ton irrévérencieux. Ainsi, les dialogues sont particulièrement osés et épicés, les scènes de sexe sont plutôt audacieuses et ouvertes à la diversité des corps, tandis que le cinéaste se régale dans les séquences du bordel où il s’amuse à mettre le spectateur mal à l’aise. En réalité, il s’agit surtout de moments comiques, à prendre donc au second degré. On adore notamment la séquence où le père de famille paie une leçon de choses particulière à ses deux fils adolescents. L’acteur français Damien Bonnard se tire bien de cette scène qui pouvait aisément tomber dans le scabreux.
Si le ton d’ensemble se veut donc totalement décalé et même franchement original, on ne peut que regretter la lourdeur de la métaphore centrale au récit. En fait, l’intégralité du long-métrage s’insère totalement dans l’air du temps qui est au féminisme et s’ajoute donc à l’interminable liste des œuvres contemporaines traitant de ce sujet rebattu. Cela n’empêche nullement d’apprécier l’aspect non conventionnel de la narration, mais l’on attendait finalement davantage de prise de risques de la part du cinéaste.
Un style baroque qui emporte tout sur son passage
Heureusement, sur le plan formel, le réalisateur s’est fait plaisir et a utilisé son imposant budget pour concevoir des plans fous. Ainsi, il use et abuse du grand angle et même de déformations optiques de type œil-de-bœuf qui déstabilisent fortement le spectateur. En matière de décors, il fait appel à un baroque toujours excessif comme on pouvait autrefois en trouver dans les films de Fellini (les plans sur le bateau font évidemment penser au génial Et vogue le navire, 1983) ou également de Francis Ford Coppola (on pense aux couleurs resplendissantes de Coup de cœur en 1981 ou de son Dracula de 1992). Bien entendu, il cite également de manière explicite le Frankenstein (1931) de James Whale et parvient ainsi à créer à la fois une œuvre profondément originale et emprunte d’un glorieux passé cinématographique.
Le résultat, parfois exceptionnel, mais aussi quelque peu inégal, a le mérite de ne ressembler à rien de ce qui se produit actuellement sur le plan visuel. Encore une fois, on ne peut que regretter que cela soit au service d’une thématique trop à la mode pour nous transporter totalement. Le long-métrage mérite en tout cas son Lion d’or au dernier festival de Venise et ses 11 nominations pour la prochaine cérémonie des Oscars. Les amoureux d’étrangeté sur pellicule doivent également se rendre en salles pour célébrer cette création profondément originale et libre.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 17 janvier 2024
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Biographies +
Yórgos Lánthimos, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Margaret Qualley, Damien Bonnard, Emma Stone, Hanna Schygulla, Christopher Abbott, Suzy Bemba, Ramy Youssef
Mots clés
La revanche des femmes, La prostitution au cinéma, Film féministe, Les expériences scientifiques au cinéma