Plongée sans concession dans le Paris interlope du début des années 80, Neige est une œuvre sensible, marquée par de beaux personnages et une empathie sincère pour tous les marginaux et les cabossés de l’existence. Du pur et beau cinéma d’auteur.
Synopsis : Anita, elle est barmaid à « La Vielleuse », elle a un grand cœur. Willy lui, Anita il l’aime et c’est pas tous les jours facile. Jocko est antillais, pour vivre son exil, son « truc » c’est l’église de la Sainte-Trinité dont il est le Pasteur. Tous les trois, ils vivent sur les 800 mètres de boulevard entre Barbès et Pigalle. Bobby c’est le môme du quartier, il fait profession de « dealer ». Anita l’a presque élevé et elle ferait tout pour le protéger. Anita et ses deux copains, ils vont vite apprendre le prix du gramme d’héroïne.
Le premier film de réalisatrice d’une égérie de Godard et de Rivette
Critique : Égérie de la Nouvelle Vague à travers les œuvres de Jean-Luc Godard et de Jacques Rivette, l’actrice Juliet Berto choisit de se lancer dans la réalisation dès le milieu des années 70 avec notamment un court-métrage. Quand elle fait la rencontre du réalisateur Jean-Henri Roger, lui aussi compagnon de route de Godard à travers le Groupe Dziga Vertov, elle tombe non seulement sous le charme, mais les deux amants vont également envisager une collaboration cinématographique. Cela faisait effectivement un moment que Juliet Berto souhaitait évoquer le monde nocturne de Barbès et de Pigalle à travers un film.
Finalement, elle apporte cette idée qui est ensuite structurée dans un scénario écrit avec son nouveau compagnon, mais aussi avec le romancier Marc Villard. Il en sort un script simplement intitulé Neige (1981) qui est immédiatement soutenu par Ken et Romaine Legargeant, surtout connus dans le milieu pour avoir produit les films de Fernando Arrabal. Si le scénario semble a priori se conformer aux règles du polar, en plongeant au cœur d’un trafic de drogue, Neige se démarque totalement de ce qui se produisait alors en France en évitant la plupart des pièges du cinéma d’exploitation.
Portrait d’un quartier parisien populaire, entre Pigalle et Barbès
Habitués à un cinéma d’auteur exigeant, les deux coréalisateurs optent pour une démarche naturaliste qui ne cherche aucunement à raconter une intrigue tendue, mais se sert plutôt d’un prétexte pour livrer le portrait d’un quartier interlope de Paris et de certains de ses habitants. Juliet Berto fait donc ici œuvre sociologique en filmant au plus près les passants dans un tournage guérilla où l’on sent que les figurants ignorent que l’on tourne un film. La caméra à l’épaule – mais au cadre étonnamment stable – permet une immersion parmi une foule de badauds compacte. L’occasion pour les spectateurs d’alors de découvrir enfin la diversité ethnique des quartiers nord de Paris.
Proche d’un certain cinéma-vérité américain, Neige montre une France de toutes les couleurs et offre ainsi des rôles de premier plan à des acteurs noirs – l’excellent Robert Liensol notamment – et aussi à de nombreux maghrébins. Mais cette diversité s’applique également au genre puisque Neige propose également un rôle central à un travesti incarné par Nini Crépon, par ailleurs fondateur de la troupe de travestis Les Mirabelles. A chaque fois, le regard porté sur ceux qui sont encore appelés des marginaux est chaleureux, ou tout du moins empathique. On sent l’amour de la marge éprouvé par des auteurs dont l’engagement pour une société plus égalitaire et plus humaine est évident.
Le réalisme poétique s’invite au cœur des années 80
La caméra de Juliet Berto et de Jean-Henri Roger ne se détourne jamais du sordide de certaines situations, mais trouve toutefois une compensation par un regard aimant envers les différents personnages. Finalement, les seuls à échapper à toute bienveillance est le duo de flics formé par Patrick Chesnais et Jean-François Balmer. Les deux flingueurs représentent vraiment la loi dans son aspect le plus répressif possible. On sent bien que le cœur des auteurs balance pour les marginaux, et ceci même si le côté glauque de leur vie n’est aucunement escamoté. Toutefois, l’ensemble est filmé de manière assez poétique, ce qui a fait dire à beaucoup de critiques que Neige retrouvait l’essence du réalisme poétique des années 30, à la manière d’un Carné ou d’un Duvivier. Ce n’est effectivement pas faux, même si peut-être un peu exagéré.
Il y a en tout cas dans Neige une attention de chaque instant au décor et au paysage. Tous ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ont connu le Paris de Pigalle et de Barbès au début des années 80 se retrouveront en terrain familier. Ils pourront notamment se souvenir de ces forains qui exposaient des corps à moitié nus afin de motiver le chaland et le faire entrer dans une boite à strip-teases plus ou moins glauque. On retrouve également la devanture des cinémas porno, mais aussi les belles peintures qui ornaient les façades des cinémas de quartier. Tout un monde nocturne qui n’existe plus vraiment de nos jours, ou plus de cette façon en tout cas.
Un premier film justement célébré en son temps
Le film ne serait pas aussi réussi sans la jolie photographie de William Lubtchansky – rehaussée par la récente restauration en 4K – ou encore la musique reggae de Bernard Lavilliers. Mais ce sont bien entendu les acteurs qui comptent le plus ici. Juliet Berto nous propose un très beau personnage de femme qui aime ce milieu nocturne et qui fait tout pour venir en aide à son prochain, au risque de tout perdre. Face à elle, Jean-François Stévenin est également charismatique, tandis que Robert Liensol s’impose comme une figure quasi paternelle de belle tenue. Il faut également signaler l’excellence du jeu de Nini Crépon qui complète de manière efficace un casting maîtrisé.
Pur instantané de vie, Neige appartient donc à cette précieuse catégorie des petits films indépendants français réalisés par des femmes, à une époque où il était difficile de s’imposer en tant qu’auteure. L’excellente tenue de ce premier film lui a valu d’être sélectionné au Festival de Cannes en mai 1981 et d’y obtenir le Prix du jeune cinéma.
Un beau succès qui est ressuscité par une magnifique restauration 4K
Sorti dans la foulée en salles le 20 mai 1981, Neige a été une excellente surprise pour ses producteurs puisque le métrage a généré un excellent bouche à oreille qui lui a permis de gagner des salles au fur et à mesure de son exploitation parisienne. Ainsi, Neige est resté à l’affiche tout au long de l’été 1981, se payant le luxe de gagner en affluence de semaine en semaine, en conservant une très belle stabilité pour un film indépendant, peu évident à vendre. Véritable sleeper, Neige a fini sa carrière française avec 643 042 tickets vendus à son compteur et restera pas moins de 18 semaines en salle sur la capitale, puisque le film disparaît le 22 septembre au soir, de la dernière salle parisienne qui lui restait, le Studio Cujas, avec un total local de 221 611 spectateurs. Une bien belle performance.
Par la suite, le drame nocturne a été édité plusieurs fois en VHS, puis en DVD. La fille de Jean-Henri Roger, fondatrice de la société JHR Films, a récemment récupéré les droits du film, ce qui a permis d’enclencher sa restauration en 4K. Cette version toilettée a d’abord été sélectionnée à Cannes Classics pour l’édition 2020, puis présentée au public au cinéma en janvier 2022. Le film reste 8 semaines à l’affiche sur Paris et doublera sa mise de 1 525 spectateurs en fin d’exploitation. On notera que l’éditeur avait négocié une présence dans de beaux cinémas : le Reflet Médicis, le Grand Action, le MK2 Beaubourg, le MK2 Bibliothèque et le Louxor Palais du Cinéma. Il gardera ses 4 écrans de choix en seconde semaine pour un total moins attrayant de 901 nostalgiques. N’oublions pas la terrible désertion que connaissent les cinémas d’art et essai en ce début d’année 2022, post Covid.
En 2022, Neige bénéficie parallèlement d’une sortie combo DVD / Blu-ray, en février 2022, qui mérite largement le détour pour tous les amoureux d’un cinéma de la marge, totalement libre et engagé à la fois.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 20 mai 1981
Acheter le film en combo DVD / Blu-ray
Voir le film en VOD
Les affiches de Guy Peellaert
Biographies +
Jean-Henri Roger, Juliet Berto, Patrick Chesnais, Paul Le Person, Jean-François Stévenin, Jean-François Balmer, Eddie Constantine, Robert Liensol, Nini Crépon