Film d’espionnage réaliste, L’espion qui venait du froid peint le portrait d’agents secrets au bout du rouleau dans un monde inhumain, à la logique froide et destructrice. La réalisation épurée de Martin Ritt contribue à la puissance d’une œuvre profondément désabusée.
Synopsis : Pendant la guerre froide, au début des années 60. Alec Leamas fait croire qu’il a été renvoyé des services secrets britanniques, afin d’être contacté par des espions travaillant pour l’Allemagne de l’Est. Son objectif : fournir des informations compromettant indirectement l’un des leurs, Hans-Dieter Mundt, lequel aurait causé la mort d’un espion britannique abattu sous les yeux de Leamas.
Martin Ritt adapte le premier grand livre de John Le Carré
Critique : Après plusieurs films de qualité moyenne, le réalisateur Martin Ritt semble avoir trouvé sa vitesse de croisière au milieu des années 60 et parvient même à livrer un premier chef d’œuvre avec Le plus sauvage d’entre tous (1963) avec Paul Newman. A la même époque, le cinéaste découvre sur épreuve le nouveau roman d’un jeune écrivain nommé John Le Carré intitulé L’espion qui venait du froid. Alors que le romancier n’a encore que deux livres peu mémorables à son actif, Martin Ritt sent que ce troisième bouquin sera celui de la révélation et il en achète les droits d’adaptation pour le cinéma alors qu’il n’est même pas encore sorti.
Bien lui en a pris puisque le livre devient un best-seller lors de sa parution, ce qui a offert au film une belle exposition médiatique. Martin Ritt s’est aussitôt passionné pour cette histoire d’espionnage au réalisme qui contraste fortement avec les aventures triomphales d’un certain James Bond. Dans son idée, il fallait donc prendre le contre-pied de la saga exotique et kitsch. Pour cela, l’Américain Martin Ritt choisit de partir en Angleterre et de produire lui-même ce projet qui lui tient tant à cœur, afin qu’il ne soit aucunement dénaturé par des exécutifs de studio.
L’espion qui venait du froid ou l’anti-James Bond
Parmi les choix radicaux opérés par Ritt, on peut compter la décision de tourner le film en noir et blanc, à l’aide du chef opérateur Oswald Morris – un maître en la matière. Ensuite, le cinéaste opte pour une grande fidélité envers le livre d’origine, au point de demander à John Le Carré d’assister au tournage et de réécrire certaines répliques au jour le jour. Exit donc toute action superflue, L’espion qui venait du froid sera une œuvre épurée, rigoureuse et anti-spectaculaire au possible. N’appréciant pas les grandes démonstrations stylistiques, Martin Ritt livre une réalisation calibrée, mais qui limite au maximum les mouvements d’appareil afin de mieux enserrer les personnages et d’ausculter leurs visages.
© 1965 Salem Films Limited, ESC Editions
Œuvre de la dissimulation, L’espion qui venait du froid fait donc tout pour plonger le spectateur dans le quotidien morne et solitaire d’espions qui sont des gens finalement ordinaires, parfois franchement médiocres et méprisables, pourtant indispensables aux différents gouvernements en place. On notera d’ailleurs que Martin Ritt, homme de gauche, insiste sur les manipulations qui existent dans les deux camps, que ce soit à l’Est comme à l’Ouest. Ainsi, il peint un portrait très sombre et sévère des services secrets britanniques.
Quand les individus deviennent des pions entre les mains des puissants
L’air de rien, il dénonce notamment l’emploi par les Britanniques et les Américains d’agents secrets qui furent autrefois des nazis (magnifique Peter van Eyck, d’une froideur impériale), parfois à l’encontre d’agents juifs – Oskar Werner livre ici l’une de ses plus belles prestations. Avec ce long-métrage, Martin Ritt entend donc battre en brèche les clichés en vigueur dans les années 60, au risque d’ailleurs de verser dans l’excès inverse. Mais peu importe car cela aboutit à une œuvre marquée par un réel désespoir.
Au milieu de ce panier de crabes où l’individu n’est plus qu’un pion aux mains des grandes puissances, Richard Burton incarne avec une véracité époustouflante cet agent alcoolique qui va finir par trouver sa propre liberté dans un geste final qui peut être diversement interprété – soit comme un sacrifice, soit comme un accomplissement de sa propre volonté, pour la première fois de sa vie). La relation entre Martin Ritt et la star fut d’ailleurs très conflictuelle pendant le tournage car Richard Burton était souvent saoul sur le plateau, obligeant le cinéaste à recommencer les prises au-delà du raisonnable. Pourtant, le résultat à l’écran s’avère admirable et il s’agit sans aucun doute d’un des meilleurs films de la star.
Le gratin du cinéma britannique répond présent
Face à lui, on retrouve ici le gratin du cinéma britannique d’alors avec des seconds couteaux remarquables comme Cyril Cusack, Rupert Davies, Sam Wanamaker ou encore Bernard Lee (le M des premiers James Bond, rétrogradé ici en tant qu’épicier). Claire Bloom, quant à elle, apporte une touche de féminité bienvenue dans un film très masculin. Elle incarne une certaine forme de pureté idéologique puisqu’elle joue le rôle d’une communiste qui croit encore en la vertu du Parti, sans avoir conscience des manigances de Moscou.
DVD Français © 1965 Salem Films Limited, Paramount
Dès le premier plan qui introduit la thématique du mur de Berlin (reconstitué en Irlande), la musique mélancolique au piano de Sol Kaplan indique que le spectateur va assister à une œuvre sombre et crépusculaire qui n’aura rien d’héroïque. Cette ambiance épurée est maintenue tout au long de la projection sans que l’ennui nous assaille puisque les enjeux psychologiques et géopolitiques sont passionnants.
Un beau succès et une multitude de prix
Malgré son aspect peu commercial, L’espion qui venait du froid a été un joli succès lors de sa sortie en Angleterre, ce qui a été relayé aux Etats-Unis avec une 19ème place annuelle et un bénéfice de 7,6 M$ (soit 71,9 M$ au cours de 2022). D’ailleurs, cette reconnaissance du public a été également suivie par les critiques et L’espion qui venait du froid a ainsi obtenu trois prix aux BAFTA 1967 (Meilleur acteur britannique pour Richard Burton, Meilleure direction artistique pour Tambi Larsen et Meilleure photographie pour Oswald Morris). Le métrage a également été nominé dans deux catégories aux Oscars 1966, tandis qu’Oskar Werner a glané le Prix du meilleur acteur dans un second rôle aux Golden Globes de 1966.
A Paris, le film d’espionnage est sorti au mois de mars 1966 et s’installe à la deuxième place hebdomadaire avec 54 579 espions lors de sa semaine d’investiture. Il s’agit de la meilleure entrée pour une nouveauté cette semaine là. La semaine suivante est encore satisfaisante avec 40 003 agents en plus. Le métrage se maintient parfaitement en troisième septaine avec 35 526 spectateurs de plus. Pendant ce temps, le démarrage provincial est plus lent. L’espion qui venait du froid s’est ensuite maintenu pendant plusieurs semaines à Paris autour des 30 000 entrées hebdomadaires, puis, il donne des signes de fatigue fin avril, avant d’être balayé par l’afflux de nouveautés. A Paris, le métrage a performé avec 283 585 entrées en fin de parcours.
© 1965 Salem Films Limited, Paramount. Tous droits réservés.
L’espion qui venait du froid a voyagé longtemps en province
Pour la France entière, le film débute doucement la semaine du 9 mars 1966 avec un peu plus de 50 000 entrées et une 11ème place hebdomadaire. C’est essentiellement en troisième semaine que le film déploie ses ailes grâce à un parc plus important de salles provinciales, se hissant à la 4ème place du box-office. Alors que son exploitation est terminée à Paris, le film se promène en province et fin mai 1966 dépasse les 500 000 entrées. Pour finir, 899 824 espions seront recensés dans les salles obscures françaises.
Depuis, le long-métrage de Martin Ritt a été exploité par la Paramount en vidéo sur plusieurs supports, sans que le succès soit vraiment renouvelé. Dernièrement, l’éditeur ESC Editions a mis sur le marché un Mediabook de bonne tenue, avec un intéressant livret rédigé par Olivier Père et des suppléments passionnants menés par Frédéric Albert Levy. La copie, bien que restaurée, est encore une fois inégale, avec trop de points blancs, d’impuretés et un son qui présente un souffle marqué. Il s’agit toutefois de la meilleure manière de (re)découvrir cet excellent film d’espionnage au ton désabusé.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 9 mars 1966
Acheter le Mediabook du film
Voir le film en VOD
© 1965 Salem Films Limited / Affiche : Michel Landi. Tous droits réservés.
Biographies +
Martin Ritt, Richard Burton, Cyril Cusack, Oskar Werner, Sam Wanamaker, Bernard Lee, Michael Hordern, Robert Hardy, Rupert Davies, Claire Bloom, Peter van Eyck