Peinture au vitriol de la société sicilienne, Les maîtres égratigne la politique italienne des années 70 et vomit sur l’omerta qui régnait alors. L’ensemble est toutefois inégal à cause de quelques dérapages comiques incontrôlés. A découvrir tout de même.
Synopsis : Elena Bardi, une institutrice qui vient de s’installer dans une petite ville de Sicile, se fait aborder plusieurs fois par un homme aux manières plutôt rustres, qui commence à l’insulter dès sa descente de bus. Plus tard, l’individu est retrouvé mort. La police soupçonne Elena d’être mêlée au meurtre…
Un projet porté par le producteur Carlo Ponti
Critique : En 1975, l’influent producteur italien Carlo Ponti met sur pied une adaptation cinématographique du roman Gente di rispetto, tout juste écrit par le journaliste Giuseppe Fava. Il s’agissait pour ce dernier de dénoncer l’omerta qui règne en Sicile vis-à-vis de la corruption des élites, de la violence et des agissements de la Cosa Nostra. D’ailleurs, l’œuvre de Giuseppe Fava a tellement dérangé ces messieurs qu’il a fini par être assassiné par des membres de la mafia sicilienne en 1984.
Pour mettre en boite ce projet, le choix du cinéaste Luigi Zampa pouvait paraître quelque peu étonnant puisque celui-ci s’est surtout distingué dans des registres plus légers au cours des années 60. Pourtant, le ton du réalisateur s’est fait plus corrosif et sombre au cours de la décennie suivante. Ainsi, ce qui est devenu Les maîtres (1975) constitue un jalon important dans la carrière d’un homme dont la vision de l’humanité se pare d’une étrange noirceur au fil du temps. Dans le rôle féminin central, Carlo Ponti semble avoir voulu imposer sa femme Sophia Loren, mais celle-ci a finalement refusé le rôle à cause d’une scène de nu qui ne la satisfaisait guère.
Un personnage féminin fort qui domine ces messieurs
Finalement, c’est la jolie actrice américaine Jennifer O’Neill qui est embauchée par Carlo Ponti, après avoir vu Un été 42 (Robert Mulligan, 1971) où la comédienne rayonnait. Pour l’actrice, cela ouvre une nouvelle période de sa carrière où elle semble parfaitement à son aise dans des productions italiennes comme L’innocent (Luchino Visconti, 1976) ou encore L’emmurée vivante (Lucio Fulci, 1977). Par la suite, elle est retournée aux States où sa carrière fut essentiellement télévisuelle.
En tout cas, dans Les maîtres, la jeune actrice fait preuve d’un réel aplomb et d’un caractère bien trempé pour incarner cette maîtresse d’école qui va défier l’omerta sicilienne et ainsi bouleverser le délicat équilibre d’une petite ville pas si tranquille. Le scénario nous invite effectivement à suivre les premiers pas d’une institutrice en Sicile. Comme elle, le spectateur va découvrir les us et coutumes locales, largement fondées sur l’intimidation, une extrême violence physique et sociale et surtout le fameux silence qui empêche toute évolution de la contrée vers la modernité.
Les maîtres, un film sociologique plus qu’un polar
Alors que le spectateur pense que l’idylle qui se noue entre Jennifer O’Neill et son collègue interprété par Franco Nero va déboucher sur une classique histoire d’un couple aux prises avec la collectivité, le scénario opère une volte-face impressionnante. Ainsi, dans un total contre-emploi, Franco Nero incarne un personnage masculin dominateur dans ses relations personnelles mais d’une incroyable lâcheté dès qu’il s’agit de s’engager à l’extérieur. Finalement, la jeune femme ne peut réellement compter que sur elle-même au cœur de cette communauté où tout le monde se déteste.
Si Luigi Zampa fait bien intervenir un meurtre étrange dès les dix premières minutes, on sent que ce n’est pas cet aspect du projet qui l’a motivé. La résolution du mystère s’avère assez évidente, d’autant que le personnage incarné par James Mason n’arrête pas de faire des métaphores théâtrales, tel un deus ex machina. En réalité, Les maîtres entend surtout peindre un portrait à charge de la société sicilienne, vouée à dépérir par sa propre incapacité à évoluer.
Luigi Zampa flingue les Siciliens, parfois sans finesse
Luigi Zampa fustige ici les hommes politiques qui abandonnent le petit peuple à son sort, mais il n’est guère conciliant non plus avec ces pauvres gens qui semblent se complaire dans leur misère. Mais surtout, Zampa dénonce l’inertie d’une police incompétente, tandis que certaines élites vivent encore du temps de leur grandeur passée, lorsque Mussolini leur apportait encore quelque espoir de gloire et d’honneur.
Loin d’être un film policier commercial, Les maîtres est avant tout un portrait au vitriol d’une région du monde repliée sur elle-même et comme confinée dans un atavisme retors. Malheureusement, Luigi Zampa n’a pas toujours su choisir le ton de son long-métrage qui oscille trop souvent entre humour vachard, ironie et gaudriole lorsqu’il emploie quelques acteurs comiques qui grimacent à outrance. Ces moments embarrassants affaiblissent considérablement la force de frappe d’une œuvre qui aurait mérité sans doute plus d’égards et de finesse dans son traitement. De même, Luigi Zampa traite l’aspect policier de manière très légère, au point de remplacer les cadavres par des mannequins bien trop visibles pour être honnêtes. On se demande comment un cinéaste de sa trempe a pu laisser passer de telles maladresses – à moins que cela soit volontaire, mais dans quel but exactement ?
Interprété de manière convaincante par Jennifer O’Neill et le grand James Mason, Les maîtres bénéficie également du savoir-faire impeccable du directeur de la photographie Ennio Guarnieri, tandis que le génial Ennio Morricone a su enrober les images avec une classe qui n’est plus à démontrer. Si l’on ajoute à cela la beauté des paysages siciliens et de la ville de Raguse où s’est déroulé le tournage, Les maîtres demeure donc une œuvre bancale, mais plutôt attachante par sa volonté de dénonciation franche d’une faillite généralisée.
Un polar resté inédit dans les salles françaises… mais pas en VHS
Les maîtres semble avoir plutôt bien fonctionné au box-office italien (on parle de 600 000 à 800 000 entrées dans l’ensemble de la péninsule), mais cela ne lui a pas permis d’être exploité en salles en France. Il a fallu attendre l’ère de la VHS pour le voir apparaître successivement chez Altantic Home Vidéo et Victory Vidéo sous le titre The Masters (Les maîtres).
En 1988, un autre éditeur nommé Colombus le ressort sous le titre mensonger Les seigneurs de la Cosa Nostra. On notera au passage que la version diffusée en VHS est différente de celle que nous avons visionnée car sa fin a été revisitée de manière plus commerciale. Pourtant ces quelques scènes prouvent que les auteurs ont hésité sur la fin à donner à leur film. Ils ont choisi de conserver une certaine complexité des personnages au lieu de satisfaire les spectateurs avec un final plus conforme à leurs attentes morales. Pour notre part, on préfère largement la fin italienne en points de suspension.
Depuis, Les maîtres a eu le droit à un joli traitement de la part du Chat qui Fume qui l’a édité en blu-ray dans une belle copie, assortie de quelques suppléments sympathiques dont la fameuse fin française alternative en VHS.
Critique de Virgile Dumez
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Luigi Zampa, Franco Nero, James Mason, Jennifer O’Neill, Franco Fabrizi, Luigi Bonos, Claudio Gora
Mots clés
Polars italiens des années 70, La Sicile au cinéma, La manipulation au cinéma