Projet de Larissa Chepitko terminé par Elem Klimov, Les adieux à Matiora est un beau film métaphorique à la réalisation splendide et inspirée. Du grand cinéma.
Synopsis : Émergeant du brouillard, des ouvriers arrivent sur l’île de Matiora. Là, près de l’Angara, au cœur de la Sibérie, sous la direction de Vorontsov, ils vont mettre en eau un barrage. Et le village qui, avec ses maisons de bois, minutieusement décorées, semblait immuable, va être noyé, ses habitants relogés plus loin, dans la cité nouvelle édifiée près de la centrale…
Un film endeuillé par la mort tragique de Larissa Chepitko
Critique : Alors que le cinéaste Elem Klimov désespère de voir son Raspoutine l’agonie (1975) toujours bloqué par la censure soviétique, il lit une nouvelle de l’écrivain sibérien Valentin Raspoutine publiée en 1976. Séduit par le récit, Klimov le soumet à sa femme Larissa Chepitko car il pense qu’elle correspond davantage à sa sensibilité personnelle. Et de fait, la réalisatrice du génial L’ascension (1977) tombe sous le charme du bouquin et débute même la préparation du tournage en 1979.
Malheureusement, le drame frappe à la porte du couple puisque la voiture transportant Larissa Chepitko, son directeur de la photo et plusieurs membres de l’équipe est victime d’un accident mortel. La réalisatrice âgée de 41 ans décède sur le coup, mettant fin à sa carrière en pleine ascension. Elle n’a filmé que quelques plans des Adieux à Matiora dont la production s’arrête immédiatement. Désespéré, Elem Klimov va toutefois peu à peu surmonter son deuil et il choisit de terminer le long-métrage entamé par sa femme, afin de lui rendre hommage. Ainsi, la production de Les adieux à Matiora démarre véritablement en 1981, même si le film devra encore une fois attendre le mois de février 1983 pour être présenté au public soviétique.
La Russie éternelle est-elle soluble dans la modernité technologique ?
Ayant renouvelé toute l’équipe technique et artistique, Elem Klimov tente ici d’effectuer une synthèse parfaite entre son cinéma, plus viscéral et fiévreux, et celui de Chepitko, nettement plus élégiaque et mystique. Le métrage démarre avec des plans remarquables d’une embarcation qui débarque sur une île plongée dans la brume. L’ambiance mortifère est posée dès les premiers instants et l’on comprend assez rapidement que l’île en question est destinée à disparaître sous les eaux. Effectivement, les autorités ont décidé la construction d’un grand barrage électrique qui fournira du courant et du travail à l’intégralité de la région. Ainsi, dès les premiers instants, Elem Klimov oppose le progrès technologique qu’il dénonce comme destructeur et la Russie éternelle, celle des petits villages, des fêtes collectives et des babouchkas.
Et de fait, Elem Klimov s’inscrit ici dans une tradition russe bien établie qui sont les récits centrés autour d’une vieille femme représentant la sagesse ancestrale de la Russie. Cette dame à la dignité constante est incarnée ici par la grande dame du théâtre biélorusse Stéfania Staniouta, au charisme immédiat. Au cœur de ce village reculé, elle représente une forme de stabilité, comme un pivot pour toute la communauté. C’est malheureusement son propre fils, le contremaître interprété par l’excellent Lev Dourov qui est chargé de démanteler le village, d’évacuer les animaux et les habitants et de brûler l’ensemble des habitations. De là naît un conflit à la fois familial et intérieur.
Une œuvre puissamment métaphorique
Chaque personnage va ainsi balancer entre deux pôles : l’envie de s’intégrer à une modernité qui peut apporter le bien être matériel, mais aussi le sentiment d’abandonner une large part de leur âme sur cette terre destinée à être engloutie. La métaphore est ici évidente et le parti pris de l’auteur se situe clairement du côté des anciens et des traditions. Il décrit notamment les nouvelles habitations (des cités grises) comme des entités sans âme où les paysans tentent tant bien que mal de retrouver une forme de solidarité à travers leurs chants et leurs fêtes. Toutefois, cela n’est en rien comparable aux festivités filmées en début de métrage, au cœur d’un village qui fait bloc contre vents et marées, malgré un cadre de vie difficile.
Si Les adieux à Matiora est sans doute plus difficile d’accès que les autres films de Klimov, car moins rentre-dedans, le métrage propose encore des plans de toute beauté et quelques moments vraiment splendides. On adore notamment tous les plans sur la nature luxuriante, que l’on croirait sortis d’un film de Tarkovski. Klimov est également très à l’aise dès qu’il s’agit de filmer la destructions des maisons par les flammes – il s’entrainait visiblement pour Requiem pour un massacre.
Une fin qui touche au sublime
Toutefois, il faut surtout attendre les vingt dernières minutes pour que Les adieux à Matiora touche enfin au sublime. Effectivement, le réalisateur passe d’un naturalisme mystique à une fin embrassant totalement un fantastique métaphorique. Par le jeu d’un brillant montage alterné, mais trompeur sur le plan de la temporalité des faits, il nous plonge avec ses personnages dans un état second et intermédiaire entre la vie et la mort. Alors qu’ils sont sur un bateau entouré de brume, les protagonistes qui ont pactisé avec la modernité sont voués à errer dans des limbes infinies. Parallèlement, la vieille babouchka et les quelques irréductibles semblent bien vivants, comme figés dans l’éternité qui leur est promise en tant que représentants de la Russie immuable.
On peut d’ailleurs également voir dans ces ultimes plans la certitude qu’a Klimov de retrouver un jour au Ciel sa chère Larissa Chepitko, trop tôt disparue. Ce mysticisme fait beaucoup pour la plénitude qui ressort de Les adieux à Matiora, que l’on soit croyant ou non d’ailleurs puisqu’il s’agit ici de poésie pure.
Un petit bijou à découvrir dans le coffret Chepitko-Klimov édité par Potemkine
Sorti sur les écrans soviétiques en février 1983, Les adieux à Matiora mettra plusieurs années à arriver sur les écrans français en février 1987. A noter que cette sortie précède de quelques mois seulement celle de Requiem pour un massacre, véritable choc cinématographique. Depuis, le long-métrage n’est visible qu’au sein du coffret édité par Potemkine Films, regroupant plusieurs films de Chepitko et Klimov. A noter que la copie est loin d’être parfaite, mais qu’elle reste le seul moyen pour les cinéphiles français de découvrir ce très beau film.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 4 février 1987
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Elem Klimov, Maïa Boulgakova, Alexeï Petrenko, Stéfania Staniouta, Lev Dourov