Raspoutine l’agonie a mis vingt ans à voir le jour, mais le long-métrage d’Elem Klimov est un film d’histoire indispensable à voir pour qui veut comprendre la Russie et son rapport avec l’autocratie.
Synopsis : 1916. Alors que le peuple russe est fatigué et appauvri par la guerre, Raspoutine, un moine vagabond, s’introduit à la cour du tsar Nicolas II et commence à influer sur les grandes décisions politiques. Lorsqu’il fait entreprendre un affrontement désastreux avec l’Allemagne, l’aristocratie et quelques militaires projettent son assassinat…
Un projet qui végète durant dix ans
Critique : En 1966, alors que les célébrations du cinquantenaire de la révolution bolchévique approchent à grands pas, le studio Mosfilm commande un scénario sur la vie dissolue de Raspoutine et sur la chute de la famille Romanov en 1917. Un script est effectivement rédigé et proposé au cinéaste Elem Klimov qui estime qu’il ne peut rien en tirer de bon. Cela pousse toutefois le cinéaste à effectuer des recherches sur le personnage historique en consultant les archives soviétiques. Il demande donc à réécrire intégralement le scénario avec l’aide de ses collaborateurs habituels Sémion Lounguine et Ilya Noussinov.
© 2017 Potemkine Films. © 1964, 1974 Mosfilm Cinema Concern. Tous droits réservés.
Le script de Raspoutine l’agonie ne reçoit pas l’agrément du ministère car on estime alors que l’histoire se concentre trop sur la famille du tsar et pas suffisamment sur la révolution communiste. Le script est donc enterré pendant plusieurs années. Finalement, à la faveur d’un changement de direction au sein de Mosfilm, Raspoutine l’agonie reçoit une autorisation de tournage pour l’année 1975, avec à la clé un budget tout à fait conséquent qui permet à Elem Klimov d’avoir les coudées franches.
Une vision plutôt pertinente de l’histoire russe
Afin d’incarner le personnage charismatique de Raspoutine, Klimov fait appel à l’acteur de théâtre Alexeï Petrenko qui s’avère parfait pour donner vie à cet être ayant suscité tous les fantasmes. Face à lui, Anatoli Romachine incarne un tsar Nicolas II totalement dépassé par sa fonction et les événements avec une belle justesse. Autant le premier est exubérant et outrancier, autant le second joue sa partition tout en intériorité.
Souhaitant traiter son sujet de la manière la plus juste possible sur le plan historique, Elem Klimov intercale la plupart des séquences par des images d’archives qui rappellent à quel point la Russie était en état de décomposition avancée depuis la tentative de révolution avortée de 1905 et ses multiples échecs militaires durant la Première Guerre mondiale, initiée par la terrible défaite de Tannenberg face aux troupes allemandes dès le mois d’août 1914. Non seulement la Russie perdait énormément d’hommes sur les fronts de l’ouest et du sud, mais le pays était également en proie à une terrible famine qui a rendu le tsar de moins en moins populaire.
Au crépuscule d’un empire malade
Raspoutine, en tant que guérisseur et mystique qui a su séduire la famille impériale et surtout la tsarine Alexandra Feodorovna Romanova, n’est donc qu’un rouage de plus dans le déclin inexorable d’un régime en bout de course et qui n’a pas su évoluer avec son temps. C’est ce que tente de montrer Elem Klimov par cette œuvre qui résonne comme une fin de règne. Grâce à une ambiance mortifère soutenue par la musique inquiétante d’Alfred Schnittke, Raspoutine l’agonie décrit le crépuscule d’un empire en fin de vie. Cela est renforcé par le contraste volontaire entre la richesse des décors des différents palais, par rapport aux images d’archives montrant un peuple affamé.
Le décalage entre la vie des élites corrompues et celle du peuple ne peut déboucher que sur un cataclysme et ceci malgré la tradition autocratique de la Russie – qui se prolonge d’ailleurs jusqu’à nos jours. Si l’on ajoute à cela le mysticisme attaché généralement à la religion chrétienne orthodoxe et une forme de nationalisme ancré au cœur du peuple russe, le long-métrage explique beaucoup de choses sur l’âme russe et ses tentations millénaristes.
Une vision historique qui ne correspondait pas à la version adoubée par le régime communiste
Toutefois, Elem Klimov n’échappe pas toujours à la tentation de la légende afin de renforcer son pouvoir de persuasion. Ainsi, il décrit encore Raspoutine comme un pur débauché – ce qui a sans doute été exagéré par les sources disponibles, en grande majorité hostiles au personnage – et évoque son assassinat de manière spectaculaire en insistant sur sa résistance à la mort, tel un être immortel. Or, il semblerait que l’épisode du poison ne soit pas avéré et que Raspoutine serait bien mort d’une balle tirée en pleine face. Autant d’éléments que Klimov ne pouvait d’ailleurs pas connaître lors de la réalisation de son film, puisque les connaissances historiques ont nettement progressé depuis 1975.
Peu importe finalement puisque Raspoutine l’agonie est suffisamment puissant pour évoquer cette fin de règne avec une belle conviction et une volonté de signer un grand film historique, magnifié par une superbe photographie et des décors foisonnants. D’ailleurs, son désir de montrer une famille impériale surtout dépassée par les événements ne correspondait aucunement au discours officiel de l’URSS qui diabolisait systématiquement les Romanov afin de justifier leur élimination par les Bolchéviques. Cela a coûté très cher à Elem Klimov puisque le long-métrage a tout simplement été frappé d’interdiction totale sur le territoire soviétique.
Un film interdit, puis libéré durant la glasnost
Ainsi, Raspoutine l’agonie ne peut vraiment être diffusé qu’à partir de 1981, et encore uniquement dans des festivals. Le métrage a toutefois pu concourir au Festival de Venise en 1982 où il a glané le Prix FIPRESCI. Sa véritable sortie en URSS intervient avec le relâchement de la censure par Mikhail Gorbatchev en 1985 et le métrage cumule 18 millions d’entrées dans son pays. La France lui offre également une sortie en salles en octobre 1985.
Par la suite, le long-métrage est demeuré inédit en vidéo chez nous jusqu’à la sortie inespérée du coffret DVD consacré à Elem Klimov et Larissa Chepitko chez Potemkine Films. Même si la copie est loin d’être mirifique, le DVD permet enfin de (re)découvrir une œuvre majeure du patrimoine cinématographique soviétique et de mieux appréhender l’histoire russe à une heure où elle est à nouveau au centre des préoccupations européennes et mondiales.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 2 octobre 1985
Acheter le coffret Chepitko-Klimov sur le site de l’éditeur
Raspoutine l’agonie, affiche – Archives exclusives CinéDweller © Sovexporfilm – Mosfilm
Biographies +
Elem Klimov, Anatoli Solonitsyne, Lioudmila Poliakova, Alexeï Petrenko, Anatoli Romachine, Velta Line, Alisa Freindlich