Premier film italien de Ferreri, Le Lit conjugal est une fable noire et audacieuse, qui reste dérangeante aujourd’hui.
Synopsis : Alfonso, la quarantaine, épouse Regina, une jeune fille catholique et vierge afin de l’initier au devoir conjugal selon ses désirs. Mais Regina va vite s’avérer insatiable et l’épuiser jusqu’à ce qu’elle soit fécondée, tout comme la reine des abeilles…
Critique : Après avoir tourné quatre films en Espagne, Ferreri revenait en Italie pour un sketch (Les Femmes accusent, 1961), et surtout, ce Lit conjugal qui fit beaucoup pour sa gloire en lui conférant une aura de scandale qui culminera avec La grande Bouffe (1973). On comprend dès le synopsis que le cinéaste s’attaque à un sujet sulfureux : comment une femme épuise sexuellement son mari pour avoir un enfant et se débarrasse ensuite de lui, semblable à la reine des abeilles du titre original. De là date l’accusation récurrente de misogynie qui a poursuivi Ferreri tout au long de sa carrière et qui en brouille la vision.
Pour mieux comprendre, il faut revoir d’autres films, comme Pipicacadodo (1980) ou Le futur est femme (1984) : ce qui intéresse cet observateur attentif du monde contemporain, c’est moins la critique de la femme que la place du mâle quand il devient père. Ferreri ne cesse d’interroger l’inutilité de l’homme, son inadéquation quand ce sont les femmes qui maîtrisent la procréation. Il le dit avec plus de sensibilité et de nuance dans Le futur est femme, qui perd en férocité et en humour, mais Le lit conjugal (Marina Vlady a raison de dénoncer la stupidité du titre français) place son thème dans une dénonciation sans compromis ; c’est qu’en 1963, l’Église a encore du poids, et c’est à elle que Ferreri réserve ses flèches les plus acerbes.
Pour le cinéaste, l’Église est du côté de la mort et de l’oppression ; la mort, il le souligne à l’envi dans de multiples passages : c’est la sainte représentée en gisant, le squelette qui accompagne les ébats du couple, ou encore la retraite spirituelle qui tourne autour du sujet. S’il n’y va pas avec le dos de la cuillère, c’est que Ferreri n’a pas (ou pas encore) le temps d’être subtil ; il faut dénoncer, se faire comprendre, rugir plutôt que chuchoter. Pour lui, ce n’est pas la femme qui est cruelle, c’est le conditionnement produit par l’institution cléricale, qui pousse à la procréation au détriment de la vie parentale. Comme le dit un prêtre, la femme est « femme-maîtresse, puis femme-mère, et enfin femme-sœur ».
Retour sur la carrière de Marina Vlady
De son côté le mâle doit accepter le sacrifice : la tante de Regina (Marina Vlady) affirme que son mari est mort heureux, et Alfonso lui-même accepte son sort avec résignation, voire avec satisfaction. Il peut s’émerveiller du miracle de la vie, quitte à y laisser la sienne. Comme dans d’autres films de Ferreri, l’homme est écarté, il est le symbole d’un monde du passé ; dans la famille de Regina, ils sont absents, si l’on excepte son frère, Igi, mais il « ne compte pas » : légèrement attardé, il est mis de côté, rendu « inoffensif », non reproducteur. Pour d’autres raisons, c’est aussi le cas de l’ami d’Alfonso, interprété par le frère de Fellini, célibataire plus ou moins volontaire. Tant qu’il n’est pas marié, il échappe au destin funeste qui attend les reproducteurs ; car, évidemment, l’enfantement ne s’entend, sous la pression de l’Église, que dans le mariage.
Ferreri prend un malin plaisir à jouer avec les codes de la comédie italienne, en particulier par l’utilisation de Tognazzi dans un rôle inattendu : hâbleur, séducteur, il incarne au début une manière de « fanfaron ». Mais très vite, il est aspiré par sa belle-famille comme par le désir insatiable de Regina ; étouffé, traqué (cf. les scènes récurrentes dans lesquelles sa femme vient le chercher), il voit son désir de vivre, symbolisé par le rapport à la nourriture et à la cuisine, réduit, nié. Cela donne des séquences à la fois drôles et grinçantes, comme celle où il se cache, sous un prétexte de travail urgent, pour échapper à sa femme et manger en cachette. Derrière cet affrontement entre pulsion de vie et pulsion de mort, il y a aussi le procès en infantilisation, dans lequel notre époque pourrait aisément se reconnaître.
Dirigé de main de maître, Tognazzi excelle par son jeu nuancé à faire vivre au spectateur un chemin de croix inédit : souvent amusant, il parvient à des sommets d’émotion vers la fin ; la dernière rencontre entre lui et son ami est de toute beauté. Face à un tel comédien, que Ferreri réemploiera par la suite, il fallait une actrice qui fît le poids : malgré son jeune âge, Marina Vlady n’est pas une débutante en 1963. Mais l’idée de sa transformation, sans doute voulue par le réalisateur, est une grande réussite : sensuelle dans un premier temps, froide et opaque dans un second, et enfin redoutable femme d’affaires affublée de lunettes, elle incarne en majesté les différentes facettes d’un personnage qui demeure, in fine, énigmatique. La photo la rend lumineuse, un travelling avant débouchant sur un gros plan semble révéler sa décision funeste. Plus sans doute que Tognazzi, tout le film travaille à la valoriser tout lui conservant une aura mystérieuse. C’est que, moins qu’un personnage, Regina est une abstraction.
Malgré un sujet scabreux et d’une grande audace, Le lit conjugal reste très sage dans sa forme : l’année précédente, Antonioni a tourné L’Eclipse, la même année, c’est le Huit et demi de Fellini ou Le Mépris de Godard. Formellement, Ferreri fait pâle figure. Mais c’est à l’aune du cinéma classique qu’il faut juger sa mise en scène : précise, fine, sans démonstration, elle joue habilement du cadre (voir par exemple la manière dont Tognazzi quitte le centre au fur et à mesure de son éviction), parfois d’effets de montage (la toute fin du film). Certes, Ferreri n’est pas un esthète et ne le sera pas plus dans les films suivants, mais déjà, par rapport aux œuvres espagnoles, on voit l’apparition d’une rigueur salutaire.
En lui-même, Le lit conjugal est passionnant, et même si son sujet est moins subversif aujourd’hui, il reste dérangeant et polémique. Mais il intéressera aussi l’amateur de Ferreri en ce qu’il annonce divers films à venir : la sainte barbue préfigure évidemment Le mari de la femme à barbe, d’autres thèmes ou sous-thèmes seront traités par exemple dans L’Audience (1971) ou La chair (1991), signe de la cohérence d’une œuvre qui ne laisse jamais indifférent. Signalons enfin que la version proposée est celle qui a été censurée en Italie.
La sortie du film :
En Italie, Le lit conjugal, tourné notamment au Vatican, a eu quelques problèmes avec la censure, demeurant interdit quatre mois et demi. La copie qui circulera lorsque le film sera libéré sera quasiment la même, permettant à Marco Ferreri de dénoncer l’absurdité de la censure.
Le cinéaste vient sur la Croisette, en France, présenter Le lit conjugal en compétition. Le Guépard de son compatriote italien Visconti est évidemment la Palme d’or de cette édition cannoise. Harakiri de Masaki Kobayashi décroche le Prix Spécial du Jury, exæquo avec Un jour, un chat… de Vojtech Jasny ; l’actrice Marina Vlady réussit de son côté à décrocher le Prix d’interprétation féminine pour Le lit conjugal qui a tant plu aux festivaliers. Pour Ferreri, l’actrice française est “un amour de jeunesse” depuis qu’il l’a découverte dans son premier long métrage, Jour d’amour. Son choix s’imposait ; il mettra tout le monde d’accord.
L’avant-première du film se tient à Paris le jeudi 20 juin 1963, au Mercury de Paris. Une réception au Fouquet’s suivera, en présence de Ugo Tognazzi.
La comédie caustique sort le lendemain, le vendredi 21 juin, aux cinémas Mercury, le Bretagne, la Madeleine, le Max Linder et aux Images.
Les critiques positives sont à l’unisson.
Avec 1 374 000 entrées en France, dont 450 000 sur la capitale, le succès sera considérable. Dès la première semaine, le public qui rêve d’un nouveau Divorce à l’italienne, se précipite dans les 5 salles le programmant. Ce sont 49 682 spectateurs qui l’acclament sur la capitale, soit le meilleur démarrage de la semaine quand Le Guépard, Palme d’Or de Visconti avec Delon, n’a assuré que 21 667 entrées en 15 jours et OSS 117 se déchaîne cumule 87 000 fidèles en 15 jours. Le jour le plus long, phénomène de l’année 1962, ressortira néanmoins pour écraser à nouveau tout ce beau monde.
Néanmoins, on notera que durant les spectateurs seront du Lit conjugal pendant tout l’été pour une longue et brillante carrière. Cela sera sur la durée et les années que Le Guépard parviendra à prendre sa revanche.