Mélodrame social aux accents trash, Colegas est un exemple du cinéma quinqui progressiste qui tente d’analyser le glissement de la jeunesse dans la délinquance par des causes sociales. Intéressant et particulièrement bien mené.
Synopsis : Frère et sœur, Antonio et Rosario, vivent en banlieue madrilène. José, un ami d’Antonio, est l’amant de Rosario. Tous les trois peinent à trouver un emploi. Antonio et José décident de se livrer à la prostitution dans un sauna gay afin de payer l’avortement de Rosario. Petit à petit, le trio connaitra l’enfer de la délinquance…
Movida contre cinéma quinqui
Critique : Tandis que le mouvement de la Movida chante la liberté retrouvée par les artistes de l’Espagne postfranquiste avec un côté festif qui est visible dans les premiers essais de Pedro Almodovar, une autre tendance se dessine à la fin des années 70 et au début des années 80, à savoir le cinéma quinqui (terme d’argot qui signifie marginal). Plusieurs cinéastes se sont notamment emparés du phénomène de la délinquance pour déplorer l’irruption de la violence au moment où le pays entame sa transition démocratique.
Au sein du cinéma quinqui, deux tendances peuvent donc s’affronter. D’une part, certains cinéastes insistent sur la dégradation de la situation et appellent de leurs vœux une reprise en main de la part des autorités (comme au bon temps de la dictature, en quelque sorte). D’autre part, des réalisateurs comme Eloy de la Iglesia, plutôt connu pour son orientation à gauche, envisagent le problème sous l’angle de l’analyse sociale.
José Luis Manzano dans Colegas (Pals) d’Eloy de la Iglesia – Copyrights : 1982 Ópalo Films S.A. All Rights Reserved.
Colegas ou la spirale infernale de la délinquance
Ayant connu un joli succès grâce à Navajeros (1980) dans lequel il a révélé le talent du jeune délinquant José Luis Manzano, Eloy de la Iglesia a eu le temps de réaliser La mujer del ministro (1981) qui était plus politisé, avant de revenir une seconde fois au genre quinqui avec ce Colegas (1982). Il y retrouve son partenaire préféré, à savoir José Luis Manzano, à qui il adjoint un frère et sa sœur : les jeunes Antonio et Rosario Flores. Toutefois, contrairement à ses habitudes, le cinéaste n’a pas trouvé ses deux nouveaux acteurs dans la rue, puisqu’ils sont tous les deux les enfants de la chanteuse très populaire Lola Flores et du guitariste Antonio González El Pescaílla. Donc, même s’ils sont présentés dans le film comme des enfants de classe populaire, les deux frangins sont plutôt issus d’une société d’artistes reconnus.
Pourtant, le spectateur n’est pas dépaysé par rapport aux œuvres du même genre puisque l’action se déroule dans la banlieue madrilène marquée par la présence de grands ensembles d’une laideur à faire peur. On retrouve ici les obsessions du cinéaste qui, déjà sous le franquisme, filmait ces zones délabrées dans son dérangeant Cannibal Man, la semaine d’un assassin (1972). Cette fois, il signe un script qui tient du pur mélodrame puisqu’il précipite trois jeunes gens dans la spirale de la délinquance, alors même qu’ils n’aspirent qu’à vivre pleinement leur vie.
Une vision sombre de l’Espagne de la transition postfranquiste
Dans Colegas, les trois héros apparaissent comme immédiatement sympathiques au spectateur mais la violence de la société espagnole, encore marquée par les stigmates de la répression politique et religieuse, les précipite vers leur perte. Dans Colegas, les jeunes apparaissent comme une véritable force révolutionnaire, tandis que l’ensemble des adultes se conforme à la doxa de l’ancien régime franquiste. Rappelons que lorsque Eloy de la Iglesia tourne le film, l’avortement était encore interdit en Espagne. Il aborde pourtant cette réalité de manière frontale et prend fait et cause pour cette jeunesse désœuvrée et marquée par un chômage dépassant les 25% chez les jeunes.
© Artus Films / Design : Benjamin Mazure. Tous droits réservés.
Ainsi, Colegas démontre que le seul choix qui s’offre aux héros vient de la marginalité. Le cinéaste n’y va pas de main morte et propose tout le cortège habituel du genre. Les jeunes se prostituent dans des saunas gays, se droguent et deviennent même des mules, transportant de la drogue en se l’enfouissant dans l’anus. Au passage, le réalisateur prend un malin plaisir à dénuder l’ensemble de ses acteurs, suscitant même le voyeurisme du spectateur. Ce n’est guère nouveau dans son cinéma et la scène de masturbation collective des adolescents renvoie directement à celle (par ailleurs hallucinante) vue dans son très trash El Sacerdote (1979).
Eloy de la Iglesia ose des scènes malaisantes
Préfigurant le cinéma d’un Larry Clark dans les années 90-2000, Eloy de la Iglesia ose bousculer le tabou de la représentation de la sexualité des adolescents. Il le fait toutefois avec des acteurs majeurs (mais qui paraissent plus jeunes que leur âge) et consentants. Enfin, ces séquences sont toujours simulées, même si la frontière est parfois fine. Malgré son sujet plus social, Colegas n’échappe pas à la règle et multiplie les nudités frontales de jeunes gens au physique en formation, dans un grand bain qui peut légitimement susciter le malaise.
Toutefois, cela apporte aussi au long-métrage une véracité dans la description du quotidien qui permet d’établir une très grande proximité entre le spectateur et les personnages du film. Dès lors, leur chemin de croix devient également le nôtre et le drame final ne peut qu’émouvoir fortement.
José Luis Manzano dans Colegas – Pals, d’Eloy de la Iglesia – Copyrights : 1982 Ópalo Films S.A. All Rights Reserved.
Colegas, un succès espagnol totalement ignoré en France
Film fort, mais parfois assez trash, Colegas a connu un très beau succès en Espagne à sa sortie au point que Eloy de la Iglesia a persévéré dans le genre avec deux autres films importants, à savoir El Pico (1983) et El Pico 2 (1984), toujours avec José Luis Manzano et d’autres acteurs de Colegas. Comme toujours avec le cinéma d’Eloy de la Iglesia, Colegas n’a eu le droit à aucune sortie en salles en France, ni même à une sortie en VHS. Il a donc fallu attendre 2023 pour découvrir cette œuvre dans un superbe coffret édité par Artus Films qui débarque dans une édition remarquable, un an et demi après une édition américaine chez Altered Innocence.
Critique de Virgile Dumez
Acheter le coffret Cinéma Quinqui sur le site de l’éditeur
© 1982 Ópalo Films. All Rights Reserved.
Biographies +
Eloy de la Iglesia, José Luis Manzano, Antonio Flores, Rosario Flores
Mots clés
Cinéma quinqui, Le cinéma gay des années 80, L’avortement au cinéma, La drogue au cinéma, Les délinquants au cinéma