La semaine d’un assassin (Cannibal Man) est une œuvre étonnante, au réalisme troublant et au discours sociologique pertinent. Ou quand le film de genre rejoint l’art le plus radical et donc le plus jouissif.
Synopsis : Employé dans une usine de découpe de viande, Marcos vit solitaire entre misère et déprime, dans sa cité d’immeubles gris, malgré sa petite amie Paula. Un soir que les deux s’embrassent sur la banquette arrière d’un taxi, le chauffeur les fait sortir et gifle la jeune fille. Marcos le tue involontairement. Paula le poussant à aller voir la police, il la supprime également. Mais chaque nouveau meurtre entraîne un témoin que Marcos doit éliminer. Il va se retrouver ainsi au centre d’une spirale meurtrière à laquelle il ne pourra pas échapper.
Un thriller réaliste proche du cinéma social de Pasolini
Critique : En 1971, Eloy de la Iglesia est un jeune cinéaste d’une vingtaine d’années qui n’a qu’un film pleinement satisfaisant à son actif, le thriller à machination El techo de cristal (1971) qui connaît d’ailleurs un joli succès en salles en Espagne. Pour son œuvre suivante, le cinéaste entend pousser le curseur bien plus loin et livrer au cœur d’un film de genre un commentaire politique sur la société espagnole à l’heure du franquisme. Effectivement, le réalisateur fait partie de la marge rejetée par Franco puisqu’il n’a jamais caché ses accointances avec le communisme, tout en étant un homosexuel obligé de cacher son orientation sexuelle.
Ainsi, La semaine d’un assassin (Cannibal Man) doit être lu comme une tentative de livrer un film engagé, sous couvert d’un thriller gore à l’intrigue osée. En réalité, de la Iglesia ne se conforme aucunement au cahier des charges du thriller à la mode. Loin de chercher l’épate visuelle, de la Iglesia préfère s’orienter vers un naturalisme qui rapproche son cinéma de celui de Pier Paolo Pasolini ou encore de Rainer Werner Fassbinder. Toutefois, le réalisateur n’a jamais caché s’être inspiré de deux films français qui sont Le sang des bêtes (Franju, 1949) et surtout Le boucher (Chabrol, 1970).
Un sous-texte homosexuel dissimulé pour feinter la censure franquiste
Cela commence par un panoramique sur une vaste zone banlieusarde en construction. Au milieu d’un terrain vague où les chiens règnent en maître, des enfants torses nus jouent au foot et sont observés à la jumelle par un personnage trouble incarné par l’androgyne Eusebio Poncela (vu plus tard chez Almodovar dans Matador et La loi du désir).
Au cœur de ce chantier désertique, une unique maison subsiste, habitée par le personnage principal, le mutique Vicente Parra qui joue ici en total contre-emploi puisque l’acteur était connu en Espagne pour ses rôles dans des comédies musicales romantiques. Aussitôt s’établit donc un lien trouble entre ces deux personnages séparés par leur appartenance sociale (le premier habite un appartement luxueux, le second une maison miteuse vouée à la destruction). Pour autant, malgré cet écart social, une entente va se nouer, fortement teintée d’homosexualité latente, bien évidemment jamais déclarée ouvertement – censure franquiste oblige.
Blu-ray américain chez Severin Films © Severin Films (Design), José Truchado P.C., Atlas International Film
Eloy de la Iglesia s’y entend pour créer le malaise et un profond sentiment de solitude
La tension sexuelle traverse l’intégralité de ce film hallucinant où le personnage principal va être amené à trucider les différents membres de son entourage, sans qu’il y prenne pour autant plaisir. Ce sont ici les circonstances qui dictent ses actes, au rythme d’un mort par jour, d’où le titre La semaine d’un assassin, bien plus juste que le putassier et faux Cannibal Man. La plupart des meurtres sont gratinés et très graphiques, mais ce qui frappe le spectateur vient de la tristesse générale qui émane du métrage. La musique de Fernando García Morcillo (qui utilise une variation autour d’un thème de Vivaldi) est pour beaucoup dans cette impression terrible de solitude et de décrépitude.
Cela est encore renforcé par la photographie volontairement sale de Raúl Artigot et les décors crades de Santiago Ontañón. Avec une insistance sur les odeurs fortes, les sons parasites d’insectes grouillants, et enfin l’idée que des gens vont manger sans le savoir des abats humains (le meurtrier travaille dans un abattoir et se débarrasse des cadavres par morceaux) contribuent au malaise qui s’insinue rapidement dans le cœur du spectateur malmené.
Film choc largement amputé par la censure
En outre, le cinéaste ose démontrer l’horreur de la société franquiste basée sur des interdits moraux bien bourgeois, alors même que la mort suinte de partout. Finalement, cette unique zone n’est-elle pas une Espagne en réduction où tout le monde s’observe, où toutes les pulsions (Eros et Thanatos) ont bien cours, mais où il faut que rien n’affleure ?
Film choc, La semaine d’un assassin a eu de gros problèmes avec la censure franquiste qui a imposé des coupures dès le scénario et qui a ensuite amputé le métrage d’un bon quart d’heure. Si le film a été un échec en Espagne, car confiné à quelques salles, il a été vendu dans le monde entier et notamment aux États-Unis où il a été titré de manière très opportuniste Cannibal Man. En France, le film est sorti dans quelques salles de province au cours du mois de septembre 1974.
Cannibal Man a fait partie de la liste des Video nasties
Toutefois, c’est surtout avec sa VHS éditée par Scherzo sous le titre Cannibal Man, la semaine d’un assassin que le film a marqué une génération avide de films bis. En Angleterre, la censure fut encore plus radicale puisque le film a intégré la fameuse liste des Video nasties, ces bandes bannies du pays pour excès en tous genres. Après une seconde sortie en VHS en France chez Lange, le métrage a longtemps disparu de la circulation, mais il est de retour dans une copie satisfaisante et des bonus passionnants chez Artus Films. L’occasion de redécouvrir cette œuvre majeure du cinéma espagnol.
Critique de Virgile Dumez