Avec Universal Theory, Timm Kröger convoque les fantômes du passé et évoque les troubles du 20ème siècle en se référant à l’histoire complète du cinéma mondial. Ambitieux, parfois hermétique, voire abscons, le résultat demeure intrigant.
Synopsis : 1962 : lors d’un congrès de physique dans les Alpes suisses, le jeune Johannes défend une théorie sur l’existence de mondes parallèles. Mais personne n’y croit, pas même son tuteur. Les mystères s’accumulent pourtant : une curieuse formation nuageuse dans le ciel ; la présence fantomatique de Karin, cette jeune pianiste qui l’obsède et semble tout savoir de lui… Et ces personnes victimes d’accidents étranges dans la montagne ? Le réel semble bien fragile en ce lieu.
Le (faux) premier film de Timm Kröger
Critique : En 2014, l’aspirant cinéaste allemand Timm Kröger achève son cursus universitaire par la réalisation de son film de fin d’études intitulé The Council of Birds. Le résultat est si étonnant que le métrage est projeté dans une section parallèle de la Mostra de Venise. Ce bel honneur n’a toutefois pas débouché sur une commercialisation de l’œuvre, restée inédite dans les salles, y compris en Allemagne. Pendant les dix années suivantes, Timm Kröger est devenu directeur de la photographie pour d’autres cinéastes, tout en créant sa propre compagnie de production nommée The Barricades.
C’est au sein de cette structure qu’il a pu mettre en chantier son second long métrage, mais qui sera le premier distribué en salles. Pour Universal Theory (2023), Timm Kröger est parti d’un rêve étrange fondé sur la présence éventuelle d’une multiplicité d’univers parallèles. Il souhaitait aussi évoquer un congrès de physique qui se tiendrait au cœur des montagnes suisses enneigées. A cela s’est ajouté la volonté de tourner en noir et blanc et de rendre ainsi hommage à tout un pan de l’histoire du cinéma mondial.
Un cadre intrigant et une histoire mystérieuse à souhait
Une fois le scénario écrit, les producteurs ont réussi à collecter une somme modeste (on parle seulement de 419 283 € de budget, ce qui semble très faible par rapport au rendu final). Le long métrage nous propose de plonger à la suite d’un jeune doctorant dans l’univers très concurrentiel de la science universitaire, lors d’un colloque situé dans un cadre montagnard enchanteur au début des années 60. Pourtant, très rapidement, des tensions apparaissent entre l’aspirant docteur et son directeur de thèse. Effectivement, le premier pense pouvoir démontrer l’existence d’un multivers, tandis que le second bat en brèche cette hypothèse jugée farfelue et non étayée par des calculs mathématiques adéquats.
Parallèlement à cette opposition intellectuelle, Universal Theory développe une intrigue mystérieuse autour de ce congrès qui n’a jamais vraiment lieu. Outre une forme étrange qui se dégage des nuages, des meurtres viennent bousculer la vie de la petite station montagnarde et le héros fait la rencontre d’une pianiste qui en sait beaucoup sur sa propre vie. Dès lors, une intrigue assez nébuleuse est mise en place et Timm Kröger semble ne pas s’y attacher pleinement, préférant laisser le spectateur avec ses interrogations sur la logique narrative de son histoire. Ce problème de manque de cohérence à l’intérieur de l’intrigue est sans aucun doute le défaut majeur de cette œuvre ambitieuse, car les spectateurs peuvent rapidement être éconduits par l’hermétisme de l’histoire contée.
Universal Theory révèle un cinéaste au talent visuel incontestable
Toutefois, les cinéphiles qui feront l’effort de gratter sous la surface trouveront matière à s’enthousiasmer. Tout d’abord sur le plan esthétique, Universal Theory suit tout un pan du cinéma indépendant mondial en investissant le champ d’un noir et blanc contrasté. Devant le film, on songe aussi bien aux premiers efforts abscons de Lars von Trier (Europa en 1991), au Kafka (1991) de Steven Soderbergh ou encore à Pi (Darren Aronofsky, 1998) pour sa dimension scientifique fantasmée. Timm Kröger cite également régulièrement l’univers barré des premiers David Lynch.
Pourtant, loin de chercher à être novateur, Timm Kröger s’inscrit aussi dans une histoire du cinéma que l’on pourrait qualifier de plus classique. Ainsi, son film tutoie à plusieurs reprises l’expressionnisme allemand des années 20 et notamment les œuvres de Fritz Lang à qui l’on pense régulièrement. Enfin, par son utilisation d’une musique orchestrale pompeuse « à l’ancienne », Universal Theory paye également son tribut au cinéma d’Alfred Hitchcock, lorsque le maître du suspense imaginait des complots politiques savants.
Les fantômes du 20ème siècle hantent Universal Theory
Sur le plan thématique maintenant, les spectateurs qui sont lassés comme nous de cette litanie d’œuvres traitant du multivers – notion à la mode, pratique pour les scénaristes paresseux – ne doivent pas s’arrêter à cet aspect de l’histoire d’Universal Theory. Ainsi, même si le film tutoie sans cesse le fantastique, cette dimension peut tout aussi bien être issue de l’imagination rêveuse du héros. En revanche, on sera davantage sensible au sous-texte d’un drame qui convoque à chaque instant les fantômes du 20ème siècle.
Se déroulant dans les années 60, l’intrigue rappelle le climat de paranoïa qui régnait durant la guerre froide. Mais les différents protagonistes apparaissent aussi comme des émanations d’un passé allemand qui ne passe pas, à savoir l’empreinte du nazisme. Certains personnages semblent avoir entretenu des liens avec le fameux régime, tandis que le personnage évanescent de la pianiste peut être considérée comme une victime de la Shoah. Dès lors, le multivers peut être compris comme une métaphore de l’Allemagne, un pays ayant vécu dans un rêve de grandeur – la dimension messianique du nazisme n’est pas à négliger – avant de s’abîmer dans le néant. Dès lors, pas étonnant que le héros finisse sa vie hanté par les figures du passé, ici représenté par l’amour éprouvé pour une femme disparue mystérieusement.
Un pur film de festival qui n’a pas performé en salles
Œuvre très complexe dont on peut creuser les différentes thématiques, Universal Theory s’appuie sur un noir et blanc magnifique de Roland Stuprich, une superbe profondeur de champ et des acteurs solides. Parmi eux, on notera l’excellente interprétation de Jan Bülow et Olivia Ross, mais aussi des vieux routiers que sont Hanns Zischler et David Bennent (le petit Oskar du Tambour, c’était lui !). Pur film de festival, Universal Theory a été notamment présenté à la Mostra de Venise 2023 en compétition officielle, avant de gagner les prix du public et le Grand Prix de L’Etrange Festival 2023.
Cela lui a assuré une sortie dans les salles françaises fin février 2024 par les bons soins d’UFO Distribution. Toutefois, la sortie était limitée à 39 salles sur tout le territoire hexagonal et son premier jour (21 février) à 2 086 entrées a entériné un futur échec commercial. En une semaine, le métrage a séduit 9 404 curieux dans des salles désertes. Dès lors, le film est quasiment retiré de l’affiche dès la semaine suivante où il tombe à 1 318 retardataires. Au total, Universal Theory a tenu cinq petites semaines à l’affiche avec un total de 12 232 cinéphiles. Le film méritait mieux que ce désaveu, même si son hermétisme le condamnait assurément à une carrière dans les marges du cinéma.
Critique de Virgile Dumez
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Timm Kröger, Jan Bülow, Olivia Ross, Hanns Zischler, David Bennent
Mots clés
Cinéma allemand, Les films de science fiction 2020, Les histoires incompréhensibles au cinéma, La montagne au cinéma, L’Etrange Festival 2023