Film social étonnant par la multiplicité des tons employés, Les seigneurs est un film de gangs des rues à redécouvrir pour la pertinence de son regard sur une jeunesse paumée.
Synopsis : New York, 1963, Dans tous les quartiers les bandes sévissent. Ici, ce sont les «Ducky Boys» qui contrôlent le secteur; là, ce sont les «Tondus» et leur chef Terror qui font la loi, tandis que les «Wongs», spécialistes des arts martiaux, tiennent quelques blocs bien précis et les «Del Bombers» le ghetto noir.
L’adaptation à haut risque d’un best-seller
Critique : Lorsque le livre de Richard Price The Wanderers est publié en 1974, le scénariste et réalisateur Philip Kaufman souhaite immédiatement l’adapter pour le grand écran. Il commence à rédiger un script, aidé par son épouse Rose Kaufman, et le propose au producteur Alberto Grimaldi qui n’est pas emballé. Le projet étant en stand-by, Philip Kaufman accepte de tourner le remake du classique de science-fiction L’invasion des profanateurs de sépultures (Siegel, 1956). Cela sera l’excellent L’invasion des profanateurs (1978) avec Donald Sutherland. Le film change la donne et fait de Philip Kaufman un réalisateur fiable.
Entre-temps, la thématique des gangs de rue devient brûlante puisque la plupart des studios alignent des projets de ce type dans leurs plannings. Philip Kaufman parvient ainsi à convaincre le producteur indépendant Martin Ransohoff d’investir dans Les seigneurs que le réalisateur souhaite tourner à New York en 1978. Doté d’un budget assez limité, Les seigneurs bénéficie d’un tournage au cœur du quartier du Bronx, avec un casting de jeunes gens alors inconnus. Si le tournage a pu être mouvementé à cause de la présence des fameux gangs décrits dans l’ouvrage, l’ensemble s’est finalement déroulé sans incident majeur.
Gangs of New York
On notera que le long-métrage s’inscrit donc dans un mouvement global du cinéma social américain. Effectivement, l’année 1979 a été marquée par de nombreuses productions centrées sur ces gangs des rue. On peut citer bien entendu Violences sur la ville (Kaplan, 1979) et Les guerriers de la nuit (Hill, 1979) qui sont les plus connus. Mais, on pourrait aussi évoquer Chicanos gang (Collins, 1979) ou bien Boulevard Nights (Pressman, 1979). Toutefois, Les seigneurs peut également être rattaché à ce mouvement de nostalgie vis-à-vis des années 60 né à la suite du succès d’American Graffiti (1973) de George Lucas. Le film de Kaufman peut donc apparaître comme un croisement entre l’aspect nostalgique de celui de Lucas, la violence du Walter Hill cité plus haut et la description attentive du contexte social comme on peut la trouver dans les œuvres des années 70 de Martin Scorsese.
Cette multiplicité d’influence se retrouve dans le ton fluctuant du film qui se refuse à épouser un genre en particulier et préfère suivre les aléas de l’existence des différents personnages, au risque de perdre le spectateur par des ruptures abruptes. Dans Les seigneurs, on peut passer d’un ton léger et comique à la violence la plus brutale en l’espace d’une minute. De même, certains thèmes graves comme la maltraitance des ados par leurs parents sont seulement évoqués en toile de fond. Adaptant un roman foisonnant, Kaufman a dû opérer des choix narratifs, mais conserve toutefois une structure suffisamment lâche pour donner parfois le sentiment de ne pas savoir où il va.
Un regard lucide sur les années 60
Pourtant, cela donne au long-métrage une forme de liberté qui séduit. Alternant moments plus légers et passages intenses sur le plan dramatique, Les seigneurs est un spectacle total qui se veut avant tout la radiographie sociale d’un quartier déshérité de New York au cœur des années 60. Si la nostalgie s’insère par le biais d’une bande originale composée de tubes de l’époque, elle ne contamine jamais le film qui demeure d’une réelle acuité sur les problèmes sociaux qui traversent les Etats-Unis durant la décennie 60. Kaufman évoque ainsi le spectre du Vietnam, ainsi que l’assassinat de Kennedy avec beaucoup de pudeur et de pertinence. Dans son film, les années 60 ne sont donc pas représentées telles qu’on les a rêvées, mais bien telles qu’elles ont été dans ce quartier défavorisé.
Pourtant, dans ce beau film social, Kaufman s’autorise deux séquences à la lisière du fantastique et qui font d’ailleurs beaucoup penser à son Invasion des profanateurs. Lorsque le gang des Wanderers se perd et rencontre celui des Donalds, le réalisateur filme l’ensemble comme un pur film d’horreur, avec des éclairages bleutés noyés dans la brume. Cela tranche avec le reste du film, mais apporte une petite touche d’onirisme qui séduira les amateurs d’œuvres plus sombres.
Des jeunes acteurs prometteurs
Signalons enfin que Les seigneurs ne serait pas aussi réussi sans l’apport du jeune casting. Ken Wahl y démontrait une vraie présence à l’écran, lui qui serait ensuite partenaire de Paul Newman dans Le policeman (Petrie, 1981) puis la star de la série Un flic dans la mafia. Face à lui, on peut admirer le jeu efficace de John Friedrich, ainsi que ceux de Karen Allen et Toni Kalem. Mais il faudrait citer l’ensemble du casting, tant l’harmonie règne.
Sorti aux Etats-Unis dans une combinaison d’abord limitée, Les seigneurs a remporté un joli succès, d’autant que son budget n’était guère conséquent. Les critiques furent globalement positives, même si beaucoup ont reproché l’aspect éclaté de la narration. En France, le film a subi les foudres de la censure en se voyant interdit aux moins de 18 ans ; et franchement, on se demande bien pourquoi.
Un succès sur la durée pour un film devenu culte aux Etats-Unis
Cela n’a pas empêché le long-métrage d’entrer à la quatrième place du box-office parisien lors de sa semaine d’investiture avec 51 955 adeptes de bagarres urbaines. Malheureusement, le drame social a eu du mal à se maintenir les semaines suivantes, terminant sa course avec 119 093 Parisiens au compteur. On notera d’ailleurs que le métrage est sorti la même semaine que Violences sur la ville (Kaplan, 1979) au sujet approchant. Sur la France, Les seigneurs a été un succès sur la durée avec pas moins de 644 123 loubards dans les salles au terme d’une exploitation longue de plusieurs mois.
Devenu culte aux Etats-Unis grâce à la VHS, puis une ressortie en salles dans les années 90, Les seigneurs a souvent fait l’objet de sorties vidéo en France, mais demeure toujours sans galette bleue à ce jour.
Critique de Virgile Dumez