Sade aurait-il trempé sa plume dans de l’eau bénite ou Les infortunes de la vertu de Jesús Franco est-elle une vision édulcorée du divin marquis ? La deuxième option est malheureusement la bonne.
Synopsis : À la fin du XVIIIe siècle, dans sa cellule, le marquis de Sade se remémore les souvenirs de Juliette et Justine. Les deux sœurs inséparables, après la mort de leur mère et la ruine de leur père, ont grandi dans un couvent. Après l’avoir quitté, elles se rendent à Paris, se faisant engager dans un bordel. Tandis que Juliette s’y sent très à l’aise, Justine préfère fuir et suivre un chemin plus vertueux. Mais elle apprendra que la vertu ne lui sourit guère…
La production la plus coûteuse de la carrière de Jess Franco
Critique : Projet étonnant que Les infortunes de la vertu (1969) basé sur une fausse bonne idée, à savoir la vulgarisation pour un large public de l’œuvre du divin marquis. Incongrue, l’idée même fait frémir, surtout lorsque l’on sait que l’opération est menée par le producteur Harry Alan Towers qui s’est débrouillé pour réunir un budget conséquent, partagé entre trois nations différentes et se payer un casting luxueux incluant Klaus Kinski, Jack Palance, Sylva Koscina et bien d’autres dans le but d’adapter l’une des œuvres les plus sulfureuses de la littérature française.
Certes, la censure commence à se relâcher en cette fin des années 60, mais il paraissait impossible de traduire en images la noirceur de l’écrivain sans bouleverser tous les tabous de l’époque. Pourtant, l’idée de confier la réalisation à Jesús Franco était plutôt bonne puisque le réalisateur a toujours montré une inclination naturelle au sadisme. Mais que faire quand tant d’argent est en jeu ?
Sade est-il soluble dans l’eau bénite ?
Toute la contradiction du long-métrage vient de l’impossibilité de créer une œuvre grand public – et donc rentable – à partir des écrits de Sade. A moins de trahir ceux-ci dans les grandes largeurs, ce que les auteurs du présent film n’ont eu de cesse de faire en transformant le propos de l’écrivain, en édulcorant chaque passage jusqu’à l’extrême et en ajoutant in fine une morale chrétienne totalement hors sujet, mais imposée par les coproducteurs américains.
Pourtant, cela démarre plutôt bien avec une première séquence hallucinante où Jésus Franco, sous l’influence de substances qu’on imagine hallucinogènes, se livre à d’incroyables expériences formelles. Le cinéaste filme Klaus Kinski en pleine crise de folie à l’aide de plans flous, décadrés et de zooms hystériques. On se dit alors que le cinéaste va s’adonner à son péché mignon, à savoir l’expérimentation (parfois pour le meilleur, mais pas toujours).
Des acteurs en roue libre et une héroïne fade
Las ! Après ce début tonitruant, Franco compose son image avec soin, joue avec les lumières et met en valeur décors et costumes, oubliant trop souvent de raconter une histoire ou de diriger ses acteurs, la plupart du temps en roue libre. Là où l’on s’attend à un drame bien pervers visant à salir l’innocence chrétienne, le cinéaste se roule dans la fange d’une comédie roublarde et pesante. Les acteurs roulent des yeux, modifient leur démarche pour accentuer un peu plus la caricature et partent dans des dialogues parfois improvisés, souvent incohérents. La palme revenant à un Jack Palance totalement lâché dans la nature.
Le casting féminin est également peu convaincant, mais la fadeur de Romina Power ne peut être reprochée à Jesús Franco puisque celui-ci ne la voulait pas dans le rôle principal. La plupart ne sont là que pour être effeuillées, de manière bien chaste d’ailleurs. Finalement, le film apparaît aujourd’hui comme étonnamment sage, et même assez ennuyeux. Signalons toutefois que cette critique se base sur la version la plus longue (de plus de deux heures), alors que la plus courante n’est que de 90 minutes. Cette version longue est également celle du blu-ray Artus.
Un beau livre d’images, trop sage par rapport à son sujet
Etirant au-delà du raisonnable certaines séquences inutiles, mais passant trop rapidement sur des éléments fondamentaux de l’intrigue, le montage des Infortunes de la vertu est pour beaucoup dans l’échec du long-métrage. Cette grosse production – la plus luxueuse de toute la carrière du cinéaste espagnol – a le mérite de prouver que Jésus Franco n’est vraiment pas à l’aise dès qu’il s’agit de faire des concessions et que ses meilleurs travaux sont plutôt à chercher du côté des petites productions indépendantes bricolées avec deux ou trois bouts de ficelles.
Ici, l’auteur habitué aux œuvres sulfureuses défiant la censure ne livre qu’un produit joliment emballé et visuellement chatoyant, sorte de version affadie du plus illustre écrivain de l’ignominie. C’est donc une déception à la mesure de l’attente générée. D’ailleurs, Franco s’étant senti entravé dans ses volontés n’a eu de cesse de retrouver le divin marquis au sein de productions plus modestes, mais finalement bien plus fidèles, au moins dans l’esprit à l’écrivain sulfureux.
Sorti au cinéma en France en mars 1970 sous le titre Les infortunes de la vertu, le long-métrage a obtenu un certain succès en cumulant sur l’ensemble de la France 450 092 petits voyeurs. Dans la capitale, sa carrière s’est étalée sur une dizaine de semaines, cumulant en fin de parcours 95 405 curieux. Par la suite, le film a été retitré Justine ou les infortunes de la vertu lors de son exploitation vidéo. Titre repris aujourd’hui par l’éditeur Artus Films.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 4 mars 1970
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Klaus Kinski, Jack Palance, Maria Rohm, Akim Tamiroff, Rosalba Neri, Howard Vernon, Sylva Koscina, José Manuel Martín, Jesús Franco, Mercedes McCambridge, Rosemary Dexter, Romina Power