Les Britanniques inoculent une nouvelle fois l’obsession orwellienne dans 007 Spectre, un James Bond paranoïaque et efficace qui se cherche un peu (trop) dans les clivages passé/présent, entre la nostalgie d’un monde mourant, avec ses héros taillés dans le marbre, et les doutes quant à ses propres perspectives de franchise au devenir toujours incertain.
Synopsis : Un message cryptique venu tout droit de son passé pousse Bond à enquêter sur une sinistre organisation. Alors que M affronte une tempête politique pour que les services secrets puissent continuer à opérer, Bond s’échine à révéler la terrible vérité derrière… le Spectre.
Un héros à l’ère des super-héros
Critique : Faire suite à Skyfall n’est pas chose aisée, celui-ci ayant été le plus gros hit de l’histoire de la franchise d’espionnage, numéro 1 annuel en France, chouchou absolu des critiques et du public. Tout cela est difficile à égaler et le poids est d’autant plus grand qu’il faut pour le réalisateur, Sam Mendes, satisfaire aussi les aficionados de la saga vieille de plus de soixante ans : trouver une ligne moderne qui sème les enjeux pour les épisodes à venir, dans un monde enclin au jeunisme et avide de super-héros de comics, tout en caressant la nostalgie des plus anciens pour un type d’aventures old school qui, en leur temps néanmoins, se faisaient le chantre d’une culture high-tech (les gadgets) et d’avant-garde, donc intrinsèquement moderne.
Il faut vivre avec son temps, James. Le choix de la musique, un single somptueux ou sirupeux, en fonction des affinités, interprété par une jeune vedette issue de la culture populaire britannique, souffle déjà le chaud et le froid. Des cordes classieuses, un thème reconnaissable… Adele sort de cette voix… L’ombre tutélaire et spectral de son tube Skyfall, qui était déjà une prise de risque zéro, plane sur le générique ouvert sur le classicisme de certains grands thèmes bondiens. La jeunesse des interprètes sert de contrepoids à ces nouvelles chansons sans écueil qui parviennent ainsi à susurrer leur romanesque à l’oreille de la jeunesse contemporaine. A l’instar de cette chanson, dépourvue d’électronique, tout 007 Spectre est bâti sur cette opposition entre un passé qui n’est plus mais veut toujours faire entendre sa voix, bon gré mal gré, dans un monde en proie aux révolutions technologiques pouvant tout faire basculer vers une tyrannie à l’échelle mondiale.
Skyfall et l’apogée de la paranoïa
Le passé, ce sont les agents secrets 00 du MI6, qu’incarne l’intemporel (suranné ?) Bond. Remis en question dès le début du film après une séquence pré-générique spectaculaire, au Mexique lors de la Fête des Morts, sa méthode, violente, coûteuse, n’est plus du goût du nouveau chef des services secrets qui verrait plutôt à la place de ces hommes de l’ombre, vestiges d’une ère que l’on pourrait qualifier de colonialiste, des drones et un système de surveillance effectif, à l’échelle mondiale, où tous les Étas collaboreraient, à l’insu des citoyens.
Big Brother is watching you. Le Britannique Orwell l’avait prédit et les caméras de CCTV, opérationnelles au Royaume-Uni depuis les années 60, avaient corroboré ses prophéties dystopiques. Le nouveau Bond craint pour notre avenir et rebondit magnifiquement dans son script sur les révélations de la NSA. Produit par le studio Sony qui a lui-même été victime de fuites historiques, notamment sur le scénario de 007 Spectre, le sujet en devient ironique. Il est même redondant par moments, évoquant le point de départ du récent Mission : Impossible 5 où l’État américain souhaitait également dissoudre le MIF où sévissait Ethan Hunt (Tom Cruise), pour des raisons semblables, en finir avec des pratiques que nos valeurs actuelles ne veulent plus tolérer, sur un plan idéologique (le recours à la violence, ce fameux “permis de tuer”, et ses dégâts collatéraux, comme cet effondrement d’un immeuble à Mexico et la mise en danger de la foule), mais également financier. Les États modernes dégraissent leur service public !
Hier ne meurt jamais
Bond, renié dans ses pratiques, est poussé vers la retraite. Il en a l’âge le bougre, depuis le temps qu’on le “re-lifte”, et qu’il “cougarise” toutes les jeunettes du globes. Mais la vieille école de l’espionnage n’a pas dit son dernier mot. James représentait la modernité des gadgets derniers cris, des automobiles les plus complexes, et cette gloire de la mondialisation qui voyageait à la vitesse de la lumière en profitant des techniques ad-hoc, redevient la voix d’un certain conservatisme un peu vieux con qui le situe au centre d’un paradoxe létal. James Bond n’est-il que le représentant du monde d’hier exsangue, revigoré pour satisfaire des spectateurs qui se refusent à abandonner les héros du passé (les clins d’œil aux vieux 007 sont légion !) ? Où est-il l’instrument politique d’une démocratie pour tous promise pour de meilleurs lendemains ? Dans tous les cas, nous lui reconnaîtrons l’audace de l’expérience et le refus de la fadeur.
James Bond girls, entre commodité et néo-romantisme
Skyfall et Spectre, deux titres qui ne forment qu’un seul mot, sont les deux faces de la même pièce, deux chapitres bondiens caressés par une même lumière morbide qui éclaire les origines du jeune James. Il y est beaucoup question de mort, d’oubli, de famille, de destruction et de reconstruction. L’introduction du personnage de Léa Seydoux, qui tombe un peu trop facilement amoureuse (peut-on dire “je t’aime”, si vite ?), jeunesse pleine de vie qui réfute la violence et le mode de vie de l’agent, fera-t-il fléchir l’agent si prompt à appuyer sur la gâchette ? Il est intéressant en tout cas de voir, que l’agent de plus de cinquante ans délaisse très vite les formes gracieuses de Monica Bellucci, à l’apparition de commodité, in fine totalement inutile, pour l’amour naissant d’une jeune femme qui pourrait être sa fille. Ne cherchez plus la source de jouvence de Bond, on vous a vendu la mèche.
Avec les enjeux romantiques naissant à l’égard de cette femme enfant, le souvenir de M, mère de substitution qui vient de s’éteindre, mais est à l’origine de cette mission implicite, et le Skyfall de son enfance embrasé… James Bond est au cœur du dilemme familial. Il doit se retrouver, et ne pas oublier, alors qu’on le place sur une chaise, prêt à une lobotomie douloureuse… Il doit faire la synthèse des épisodes précédents qui sont autant de rencontres formant une véritable constellation de visages féminins, mais aussi de grands méchants… L’épisode insiste sur l’aspect tentaculaire de la saga, dès l’impressionnant et mortifère générique, à l’instar du Spectre éponyme, ultime organisation du mal, symbolisé par une pieuvre, cet Octopussy maléfique, figure d’une mafia globalisée qui porte désormais un visage, celui de Christoph Waltz. Son personnage ramène bon nombre d’épisodes et de bad guys à sa toute puissance diabolique. Un big brother surpuissant, doué d’ubiquité, pour qui l’univers bondien n’a pas de secret. Le vieux frère, derrière la caméra observait… Et miracle, l’acteur Waltz, loin d’être le cabotin de certains de ses rôles, est plutôt sobre.
007 Spectre, œuvre de synthèse et de transition
Avec 007 Spectre, suite éloquente et farouchement fidèle à Skyfall, le spectateur est amené à poursuivre un peu plus en profondeur son introspection de l’agent de Sa Majesté. Le plaisir du spectacle est immense, mais le film cultive le sentiment d’être un peu arrivé au bout de la méthode Daniel Craig, jadis utile pour rafraîchir le super-héros britannique. Pour la première fois, engoncée dans un conservatisme rampant, son incarnation de James Bond ne nous paraît plus si fraîche que cela et lance quelques interrogations quant au devenir de son personnage finalement moins intemporel qu’il n’y paraît. On ira quand même voir le prochain numéro. Les pistes sont trop belles à suivre.