Avec Sans filtre, Ruben Östlund vomit, au sens propre comme au figuré, sur la société contemporaine de manière audacieuse et souvent pertinente. Malheureusement, son film est déséquilibré par sa structure narrative ternaire qui le rend inégal.
Synopsis : Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.
Sans filtre réactive la satire sociale typique des années 70
Critique : Depuis plusieurs années déjà, on connaît le goût du cinéaste Ruben Östlund pour la satire sociale dont il a fait preuve avec beaucoup de pertinence dans Snow Therapy (2014) et surtout dans The Square (2017), belle réussite couronnée d’une Palme d’or inattendue. L’auteur nous revient donc en 2022 avec Sans filtre qui réitère l’exploit de son précédent long en décrochant une nouvelle Palme d’or, toutefois plus contestable au vu du reste de la sélection, parfois supérieure à ce nouvel opus un brin surcoté.
Avec Sans filtre, Ruben Östlund entend réactiver un style de cinéma qui a largement disparu de nos écrans depuis plusieurs années déjà, à savoir la satire sociale rageuse et trash comme les Italiens en produisaient beaucoup au cours des années 70. Ainsi, en visionnant cette comédie cynique, on ne peut s’empêcher de penser à La grande bouffe de Marco Ferreri, ou plus récemment au cinéma franc-tireur de Lars von Trier. Toutefois, la finesse d’analyse n’est guère au rendez-vous et les trois segments qui divisent le film s’avèrent très inégaux.
Masters and Servants
Cela commence de manière correcte par la présentation d’un couple de jeunes mannequins influenceurs interprétés avec talent par Harris Dickinson et la regrettée Charlbi Dean. Les deux jeunes gens représentent à merveille une certaine génération superficielle et uniquement préoccupée par l’argent, sorte de monstres engendrés par le capitalisme outrancier qui fait rage depuis plusieurs décennies dans nos sociétés dites avancées. Leur affrontement verbal est plutôt bien mené et permet d’immiscer le spectateur au sein de ce couple dont on sent les fondations très fragiles.
Toutefois, la partie la plus intéressante est assurément la deuxième qui se situe sur un yacht de luxe où notre couple d’influenceurs est invité pour une croisière qui va virer au cauchemar. La description du microcosme des riches est cinglante, entre le Russe parvenu grâce à l’essor du capitalisme après la chute de l’URSS et les petits vieux Britanniques qui s’avèrent être des vendeurs d’armes abjects. La satire peut même mettre mal à l’aise lorsque le personnel se met en quatre pour répondre aux exigences farfelues de leur clientèle. Dès lors, le jeu de maître-esclave qui s’instaure est assez savoureux et démontre l’ignominie de la situation.
Östlund dépose une gerbe sur toutes les idéologies
Le film prend un tour plus trash lors du dîner du commandant de bord incarné par Woody Harrelson en mode alcoolique. Se déroulant en même temps qu’une tempête, le repas tourne au jeu de massacre lorsque tous les convives commencent à vomir les uns après les autres. Dès lors, le cinéaste se lâche et transforme le navire en un réceptacle de fluides corporels. Cette partie hilarante peut indisposer un public sensible par le flot de vomi et d’excréments qui inonde l’écran. En tout cas, le réalisateur nous rappelle de manière frappante à quel point tout être humain est constitué des mêmes sécrétions corporelles, quelle que soit sa fortune.
Après cet épisode qui constitue l’acmé du long-métrage, la troisième partie envoie tout ce petit monde sur une île déserte pendant une cinquantaine de minutes qui sont nettement moins réussies. Effectivement, l’auteur opère un classique renversement de classe où les anciens maîtres sont soumis à leurs employés qui prennent les choses en main. Non content d’avoir flingué la société capitaliste dans la seconde partie, le réalisateur s’en prend cette fois aux populations plus défavorisées et aux femmes revanchardes.
Une œuvre misanthrope alternativement jubilatoire et ennuyeuse
Il démontre notamment avec une certaine pertinence que le matriarcat imposé par les femmes du groupe n’est rien de plus qu’un simple renversement du patriarcat et qu’il comprend les mêmes dérives et abus. Pour le cinéaste, tous les êtres humains sont donc parfaitement égaux dans l’abjection et tous n’ont qu’une idée en tête : affirmer leur domination sur les autres. Ce point de vue misanthrope ne plaira bien évidemment pas au plus grand nombre, mais il a le mérite de renvoyer dos à dos tous les antagonismes.
Malheureusement, il le fait au sein d’une partie dépourvue de véritable tension et où l’humour se noie dans un océan de scènes plus banales et attendues. Ainsi, Sans filtre perd beaucoup de sa force de frappe corrosive lors de ce passage final qui se conclue par une fin ouverte un peu frustrante. Certes, le réalisateur suggère ainsi l’éternel recommencement des relations sociales basées sur la domination des uns sur les autres, mais après plus de deux heures et trente minutes d’attention, cette absence de conclusion semble aventureuse, voire suicidaire.
Réalisé avec soin, joué de manière cohérente par un casting bien dirigé, Sans filtre est donc une œuvre ambitieuse et corrosive qui mérite d’être vue pour son point de vue sans concession sur une époque contemporaine détestable. Pour autant, le métrage souffre du déséquilibre entre ses différentes parties et constitue donc une Palme d’or en mode mineur.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 28 septembre 2022
Notes cannoises :
Premier film en anglais de Ruben Östlund, deuxième Palme
Le film : Révélé en France par Snow Therapy en 2014 qui avait été récompensé du Prix du Jury à Un Certain Regard, le cinéaste suédois Ruben Östlund est devenu l’une des figures majeures du cinéma d’auteur mondial. Sans filtre est son 4e film à sortir en salle en France depuis Happy Sweden, en 2009 qui avait également été sélectionné à Un Certain Regard. En 2011, Play avait intégré la Quinzaine des Réalisateurs, avant de sortir directement en vidéo. The Square que distribue Bac Films est une Palme d’or cynique qui marque les esprits.
Avec Triangle of Sadness – expression issue du vocable de la chirurgie esthétique -, Ruben Östlund remporte sa deuxième Palme sur la Croisette, quand beaucoup attendait, voire espérait, le couronnement du film de James Gray, Armageddon Time.
Fort de sa connaissance du monde de la mort grâce à sa compagne, photographe de mode, le cinéaste suédois fait l’introspection en anglais – il s’agit même de son premier long dans cette langue -, d’un milieu tout aussi cynique que ses films, où la beauté se monnaie en inversant les rapports de force entre les genres.
Neon contre A24 : le combat acharné des distributeurs indépendants américains
Le temps d’une croisières entre ultra riches, mannequins et influenceurs, la satire qui abandonne quelques stéréotypes de millionnaires et de physiques stylés sur une île, et qui doivent lutter avec leurs moyens pour survivre, a eu la verve suffisante pour séduire jusqu’aux USA, avec le combat acharné entre les deux distributeurs américains fétichistes du culte, Neon et A24, qui se sont battus pour en obtenir les droits.
La comédie acerbe a séduit les Américains qui y vont un titre suffisamment fort pour le circuit indépendant qui est sans conteste en phase transitoire avec notamment le triomphe de Everything Everywhere All at Once, en mai qui a rapporté pas moins de 55M$ en un mois sans réels champions du box-office pour parvenir à de tels sommets sur le marché américain.
Les plateformes peu intéressées, la presse française tiède
Selon le site IndieWire, les plateformes de streaming ne se sont pas bousculées au portillon pour s’arracher Triangle of Sadness, en raison d’une volonté d’exploiter les marchés très tôt, simultanément dans le monde entier. D’ailleurs, Sans filtre (Triangle of Sadness) ne bénéficie pas de la présence de stars pour vendre le produit sur les écrans numériques (désolé Woody Harrelson). In fine, Neon aurait acquis la comédie pour 8 millions de dollars pour une exploitation dans les cinémas américains.
Présenté lors de la première partie du festival, Sans filtre (Triangle of Sadness) avait reçu un avis très mitigé de la part de la critique française, le tableau des étoiles plaçait même le pamphlet suédois dans le bas du classement, avec Les Cahiers du Cinéma, Positif, Télérama, Les Inrockuptibles, L’Obs l’éreintant dans leurs critiques.
Sans filtre ne plaira pas à tout le monde, mais…
L’avis des professionnels anglophones a été plus satisfaisant avec 66/100 sur le site Metacritic. Le film de par son sujet, son humour, son genre satirique, ne pouvait prétendre au consensus. Sa Palme était donc, de la part de Vincent Lindon et de son jury, une forme d’audace comme Ruben Östlund aime en faire montre.
BAC Films, déjà distributeur du palmé The Square, proposera le film en salle à une date qui reste encore à déterminer. Le buzz reste à construire.
Notes cannoises de Frédéric Mignard