Plus théorique que poétique, Stalker est sans doute l’œuvre la moins accessible de Tarkovski, même si son geste artistique total reste fondamental et parfaitement admirable. A réserver toutefois aux aventuriers du septième art.
Synopsis : Dans un pays et une époque indéterminés, il existe une zone interdite, fermée et gardée militairement. On dit qu’elle abrite une chambre exauçant les désirs secrets des hommes et qu’elle est née de la chute d’une météorite, il y a bien longtemps. Les autorités ont aussitôt isolé le lieu, mais certains, au péril de leur vie, bravent l’interdiction. Leurs guides se nomment les «stalker», êtres déclassés, rejetés, qui seuls connaissent les pièges de la zone, en perpétuelle mutation…
Stalker ou le récit d’un tournage maudit
Critique : Reconnu pour son magnifique travail effectué sur Solaris (1972), Andrei Tarkovski tombe à nouveau sous le charme d’une œuvre littéraire de science-fiction écrite par les frères Strougatski intitulée Pique-nique au bord du chemin, publiée en 1972. Dès lors, les trois artistes soviétiques entrent en contact et proposent au studio Mosfilm d’écrire un scénario ensemble. Le projet met tout de même beaucoup de temps à se mettre en place. Tarkovski a ainsi le temps de tourner Le miroir (1974) avant de se lancer enfin dans l’aventure du Stalker.
Finalement, le tournage peut enfin commencer en 1977 et près d’une heure et demie de film a été tourné lorsqu’un drame terrible survient. Voici le récit qu’en fait Tarkovski dans son Journal à la date du 26 août 1977 :
Il s’est passé beaucoup de choses. Des choses catastrophiques. Une sorte d’effondrement de tout. […] Tout ce que nous avons tourné avec Rerberg à Tallinn est à mettre deux fois au rebut. Pour de graves erreurs techniques. D’abord parce que les laboratoires de Mosfilm ont bousillé la pellicule (la dernière, une Kodak) ; ensuite à cause du mauvais état des appareils et des optiques. C’est l’ingénieur en chef Konopliev qui est responsable de cela. Rerberg aussi, mais pour une autre raison : il a bafoué les principes de la création et du talent. […] Tout est stoppé pour un bon mois. Si c’est comme ça, tout sera nouveau : l’opérateur, le décorateur (je vais me risquer avec Chavkat Abdousalamov) et le scénario (en ce moment Arkadi et Boris Strougatski tentent de réécrire entièrement le scénario, à cause du nouveau Stalker, qui ne doit pas être une sorte de trafiquant de drogue ou de braconnier, mais un serviteur, un croyant, un fidèle de la Zone). Il faut tout recommencer à zéro. En aurons-nous la force ? » (Journal, page 156-158)
Stalker ou le voyage immobile
Finalement, le tournage reprend plusieurs mois plus tard avec effectivement un nouveau chef opérateur (Aleksandr Kniajinski) et des personnages totalement modifiés. Cependant, les prises de vues sont à nouveau effectuées à Tallinn en Estonie, notamment au cœur de la centrale électrique abandonnée qui fait un décor apocalyptique parfait pour le long-métrage. Celui-ci évoque le périple de trois individus qui voyagent au cœur de la Zone, un lieu indéterminé et mystérieux. Alors que le début du film bénéficie d’une superbe photographie en noir et blanc teintée afin de signifier le monde matériel marqué par un régime dictatorial – en somme l’URSS de l’époque, forcément jamais nommée – la suite au cœur de la Zone est tournée en couleurs. Toutefois, cette répartition est bouleversée lors de quelques séquences, afin de signifier que les choses ne sont pas si simples.
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Grand voyage immobile au cœur d’une conscience, Stalker est sans aucun doute l’œuvre de science-fiction qui fait le moins appel aux clichés du genre. Ainsi, aucun élément de modernité n’est présent à l’écran et la fameuse zone bouleverse les repères des spectateurs par de simples artifices de mise en scène. Dès lors, les lieux paraissent changeants et la temporalité est parfois bouleversée afin d’introduire une notion d’étrangeté au cœur d’un récit qui n’est rien d’autre qu’une recherche d’absolu pour des protagonistes répartis en trois catégories : d’un côté le littéraire cartésien incarné par Anatoli Solonitsyne, de l’autre le scientifique joué par Nikolaï Grinko et au milieu le Stalker (ou passeur) qui se révèle être le croyant – charismatique Alexandre Kaïdanovski.
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Tarkovski à la recherche de Dieu
Les trois dissertent pendant près de trois heures sur le sens de la vie, sur la quête de bonheur et d’absolu et sur la recherche de ce que l’on pourrait appeler Dieu. Si ces thématiques peuvent paraître aujourd’hui un peu galvaudées, il faut se souvenir que Tarkovski évoque ici des sujets tabous au cœur d’un système soviétique qui rejette toute référence à la religion orthodoxe au profit de la doxa matérialiste du communisme. Il fallait donc beaucoup de courage pour oser aborder de telles thématiques à cette époque. Si bien que certains membres de l’équipe ont pensé que l’accident de laboratoire intervenu à la fin du premier tournage était un complot ourdi par les apparatchiks du régime. Une hypothèse qui ne pourra jamais être vérifiée.
Alors que l’introduction et le voyage donnent lieu à des séquences formellement brillantes et inspirées qui nous rappellent à quel point Tarkovski était un génie de la mise en scène, Stalker tourne malheureusement un peu trop en rond au bout des deux premières heures. Certes, on retrouve quelques séquences absolument inoubliables comme celle du rêve du Stalker rejoint par un chien ou l’arrivée devant la Chambre où le décor évoque des dunes surréalistes, mais Tarkovski commence avec ce film à se faire davantage porteur d’un message que poète. Ainsi, plusieurs passages sont alourdis par des tunnels dialogués qui n’ont pour but que de démontrer l’importance de la foi. Ce point de vue est bien entendu respectable, mais il pouvait être livré avec moins de circonvolutions philosophiques absconses.
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Un geste artistique admirable
Bien entendu, Stalker n’en demeure pas moins un grand morceau de cinéma contemplatif à admirer pour la maestria de sa forme. Les longs panoramiques sur des décors travaillés, les plans-séquence démentiels dont on se demande encore comment ils ont pu être mis en boite, ainsi que l’attention envers le moindre son font de Stalker une œuvre magistrale que tout cinéphile se doit de respecter par sa démarche purement artistique. Loin d’un cinéma à formules, Stalker s’impose comme un geste artistique total, au risque d’éconduire bon nombre de spectateurs habitués à des spectacles divertissants et consensuels.
Présenté au Festival de Cannes en 1980, Stalker a eu le droit à un Prix du jury Œcuménique, avant d’être distribué par la firme Gaumont en novembre 1981 dans les salles françaises. Proposé dans 6 salles à Paris, le long-métrage réunit 11 198 aventuriers du septième art en première semaine, sachant que le film pâtit d’une durée qui ampute son nombre de séances par jour. En deuxième septaine, le film de SF se maintient parfaitement avec 10 327 nouveaux zonards. La stabilité est encore bonne en troisième semaine avec 8 622 retardataires et le métrage a continué ainsi jusqu’à finir sa carrière avec 56 793 voyageurs parisiens à son bord. Sur la France entière, le résultat sera de 158 727 entrées.
Par la suite, le long-métrage est devenu culte pour de nombreuses générations. Il a fait l’objet de nombreuses reprises en salles, d’une superbe restauration dans les années 2010 et a même inspiré un jeu vidéo intitulé S.T.A.L.K.E.R.: Shadow of Chernobyl en 2007. Signalons enfin que Stalker fut aussi le dernier long-métrage de Tarkovski tourné en URSS, juste avant son exil pour donner vie à Nostalghia (1983) et Le sacrifice (1986).
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 18 novembre 1981
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Andreï Tarkovski, Nikolaï Grinko, Anatoli Solonitsyne, Alisa Freindlich, Alexandre Kaïdanovski