Premier chef-d’œuvre d’une longue série, Les Vitelloni est la superbe observation de cinq laissés-pour-compte de la vie, dans laquelle la patte de Fellini fait déjà merveille.
Synopsis : Dans une petite ville balnéaire animée seulement par le carnaval et la période des vacances, cinq jeunes gens mènent une vie de désœuvrés, d’inutiles, qui leur vaut d’être appelés “Vitteloni”, “les grands veaux”…
Naissance d’un artiste
Critique : Deuxième « vrai » film de Fellini après Le Cheik blanc, Les Vitelloni appartient grossièrement à la veine néo-réaliste de sa carrière, mais on voit déjà à quel point il s’en écarte pour trouver une voie personnelle qui frappe encore aujourd’hui par son étrangeté et son audace narrative. Le récit, plutôt lâche, suit un groupe de vieux adolescents (« Vitelloni », littéralement « vieux veaux », désigne ces désœuvrés immatures qui passent le temps en rêvant plutôt qu’en agissant) dans une petite ville de province. Il ne se passe au fond pas grand-chose pendant ces presque deux heures : l’élection de « Miss Sirène », le carnaval, un numéro de music-hall semblent les seules distractions ; pour le reste, le temps paraît cyclique, avec le retour des saisons qui n’apporte aucun changement. L’ennui, que l’on trompe en jouant au billard et surtout en faisant d’inaccessibles projets de départs (pour le Brésil, pour une vie de saltimbanque), n’est rompu que par des actions féminines : Sandra qui s’évanouit parce qu’elle est enceinte, la sœur d’Alberto qui s’en va, Sandra qui disparaît. Chaque fête est ainsi suivie d’une chute qui dément la dimension joyeuse quand ce ne sont pas les éléments (l’orage, le vent) qui assurent le contraste. Visuellement, l’opposition forte repose sur un cadre saturé fait de gros plans et d’un montage rapide pendant les célébrations et au contraire de grands plans larges, vides, sur les rues et la plage déserte. Dans ce vide les personnages semblent perdus ; au désert des lieux correspond la vacuité de ces êtres incapables de prendre leur destin en main.
Personnage par personnage : qui sont Les inutiles
Des cinq « vitelloni » l’un est sacrifié : il s’agit de Riccardo, incarné comme dans un jeu autobiographique, par le frère du maître. Les autres ont au moins « leur » moment. Leopoldo (Leopoldo Trieste), le plus effacé par la narration, auteur de comédies dont on devine qu’elles ne sont pas promises au succès, croit à son heure de gloire lorsqu’il croise la route d’un « grand acteur », en fait un vieux cabot, plus intéressé par le jeune homme que par sa pièce. À cette déception professionnelle répond l’échec de sa drague pendant le carnaval, double échec même puisqu’il est écartelé entre une possible conquête et l’irruption de sa jeune voisine. Leopoldo incarne à merveille ces ratés sincères et d’autant plus pathétiques. Pathétique, Alberto (Alberto Sordi) l’est à plusieurs reprises ; blagueur, indélicat, il vit avec sa mère et sa sœur et assiste impuissant à la fuite de cette dernière, à qui il ne sait faire qu’une morale inappropriée. C’est l’homme du contretemps, celui qui pense à manger quand le groupe recherche Sandra, qui insulte des ouvriers juste avant de tomber en panne à leur portée, qui cherche un chapeau et gémit quand le drame se joue à côté de lui.
Restent les deux « héros » : Fausto (Franco Fabrizi), séducteur insouciant, obligé d’épouser Sandra qu’il a mise enceinte (mais il essayait de s’enfuir avant d’être remis sur le droit chemin par son père) et qui continue à draguer sans vergogne ; voir la belle séquence du cinéma où la caméra joue sur la tendresse de Sandra et la tentative de Fausto auprès de sa voisine, allant de l’une à l’autre, jonglant avec les regards et le rapprochement des pieds. Des cinq oisifs, Fausto est celui qui change le plus ; il acquiert de la densité face à la fugue de sa femme et semble rangé à la fin, même si on peut douter de sa sincérité. S’il paraît résister à une ultime tentation (la femme du cinéma), c’est parce qu’il cherche sa femme et a peur : rien ne dit que ce séducteur impénitent renouvellerait son refus dans d’autres conditions.
Plus énigmatique, Moraldo (Franco Interlenghi), alter ego de Fellini qui lui prête sa voix pour la dernière réplique, est surtout témoin, un peu moralisateur, des actions auxquelles il prend peu part. Il promène son regard triste, mélancolique. S’il aide Fausto dans sa tentative de vol, il n’est la plupart du temps qu’un comparse à l’écart, comme décalé. Mais c’est aussi le seul qui partira, le seul imperméable à la drague obsessionnelle, le seul à échapper au groupe le temps d’une amitié (ambiguë ?) avec un jeune cheminot. Moraldo n’est pas aussi caractérisé que les autres, il constitue l’un des trous de la narration puisque on ne sait pas où il part (magnifique séquence avec des travellings sur les gens qu’il abandonne, comme s’il les regardait depuis le train), ni souvent ce qu’il pense. Si les quatre premiers sont transparents, il conserve, lui, une part d’opacité qui le rattache aux futurs protagonistes felliniens.
Les Vitelloni, une œuvre riche et magnifique
Le film alterne temps morts et petits drames (rien de définitif, à part le départ de la sœur d’Alberto) dans une apparente indolence. À y regarder de près cependant, la construction rigoureuse ne fait aucun doute : les échos scénaristiques, les béances volontaires ou les choix de mise en scène composent une comédie de mœurs très cohérente et parfaitement rythmée. Fellini s’y essaie à diverses expériences comme les ruptures de ton, les espaces vides, le rôle du vent ou le film « choral » au sujet diffus, caractéristiques qu’il perfectionnera ensuite, ce qui ne veut pas dire que Les Vitelloni est un brouillon ; c’est au contraire une œuvre d’une étonnante maturité à la tonalité discrètement mélancolique et qui, par le savant agrégat de détails, fait le portrait d’êtres touchants, atteints par un sentiment de vide existentiel, paralysant. Ils ne cessent de parler au conditionnel (« et si …), de regarder ailleurs : il faudrait faire le compte de ces regards flottants, de ces discussions pendant lesquels les protagonistes ne se voient pas ; exemplairement, quand Leopoldo lit sa pièce avec ferveur, personne ne l’écoute vraiment, personne ne le regarde. C’est que tous passent leur temps à rêver, à imaginer un ailleurs qui restera un fantasme. Incapables de prendre leur destin en main, ils jouent la fraternité et la liberté tout en demeurant prisonniers de leur ville et de leur famille. Adulescents, dirait-on aujourd’hui, dont on ne sait s’ils deviendront adultes et responsables. Alberto, dans un moment de lucidité provoqué par l’alcool et la fatigue, dit qu’ils ne sont que des masques, mais peut-être n’y a-t-il rien derrière ces masques, rien derrière l’apparence.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film magnifique, s’interroger sur la voix off mystérieuse, le rôle des femmes, la caractérisation des personnages secondaires ou l’intelligence de l’interprétation, par exemple. Chaque vision apporte son lot de découvertes sans en épuiser la richesse. Admirable.
Ce Lion d’Argent au festival de Venise de 1953 est également connu en France sous le titre Les inutiles.
Sorties de la semaine du 23 avril 1954
Le test Blu-ray :
Compléments : non noté
Puisque nous n’avons pas reçu le livret accompagnant le Mediabook Blu-ray + DVD, nous ne pouvons parler que des suppléments présents sur le disque. Ce n’est pas la quantité qui prime, puisque, mis à part trois bandes-annonces (deux des Vitelloni, d’époque et restaurée, une des Nuits de Cabiria, également édité chez Tamasa) il n’y a qu’un long entretien avec Jean-Christophe Ferrari (44mn), passionnant, dans lequel ce spécialiste analyse le film lui-même (le titre, les lieux, la musique, entre autres) et l’inscrit intelligemment et savamment dans la carrière du cinéaste.
L’image : 3,5 / 5
Bien restaurée en général, l’image est débarrassée de tout parasite et plutôt bien définie. Néanmoins, dans certains plans larges, on n’échappe pas à un flou déplaisant.
Son : 4 / 5
Le Blu-ray propose deux pistes : la plus intéressante, la VO (Mono Master Audio), est propre et malgré les limites de l’enregistrement d’époque, plutôt dynamique. En revanche, la VF non restaurée est étriquée et sonne désagréablement.